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Le fédéralisme impossible de Bakounine

Jacques Perrin
La Nation n° 2133 11 octobre 2019

La division d’un pays en régions, provinces, districts et communes […] dépendra naturellement de la disposition des habitudes historiques, des nécessités actuelles et de la nature particulière de chaque pays. Il ne peut y avoir ici que deux principes communs et obligatoires pour chaque pays, qui voudra organiser sérieusement chez lui la liberté. Le premier : c’est que toute organisation doit procéder de bas en haut, de la commune à l’unité centrale du pays, à l’Etat, par voie de fédération. Le second : c’est qu’il y ait entre la commune et l’Etat au moins un intermédiaire autonome : le département, la région ou la province […] La base de toute l’organisation politique d’un pays doit être la commune, absolument autonome, représentée toujours par la majorité des suffrages de tous les habitants, hommes et femmes à titre égal, majeurs […] mais pour entrer dans la fédération provinciale et faire partie intégrante d’une province, elle devra absolument conformer sa charte particulière aux principes fondamentaux de la constitution provinciale et la faire sanctionner par le parlement de cette province […] Le parlement provincial comprend, soit une seule chambre composée de représentants de toutes les communes, soit deux chambres, dont l’une comprend les représentants des communes, l’autre les représentants de la population provinciale tout entière, indépendamment des communes.

Le texte qui précède, impeccablement fédéraliste en apparence, est de l’anarchiste russe Michel Bakounine (1814-1876). On remarque que Bakounine ne distingue pas entre communauté complète (la nation) et incomplète (la commune), qu’il impose l’élection démocratique à tous les échelons, mais qu’il permet de se passer de la chambre des représentants du peuple. En Suisse, on pourrait se dispenser du Conseil national: idée chère à la Ligue vaudoise! C’est Pierre-Joseph Proudhon, autre anarchiste, qui inspira à Bakounine l’idée fédéraliste. Bien que Proudhon, autrefois respecté de l’Action française de Maurras, revienne à la mode dans certains milieux droitiers, ses théories (et celles de Bakounine) n’ont jamais eu de succès durable; le marxisme les a éclipsées. Il y a des raisons à ces échecs que nous aimerions comprendre en étudiant le cas Bakounine.

Michel Bakounine, issu d’un famille de l’aristocratie libérale, géant sympathique, hirsute et polyglotte, lié à sa sœur Tatiana d’un amour presque incestueux, officier d’artillerie contre son gré, fut très tôt révolté par l’injustice et les limites imposées à son tempérament. Comme beaucoup de nobles de son temps, il connaissait mal le peuple. Grâce aux livres, la France et sa langue lui étaient plus familières que la Russie. Généreux, insouciant comme un enfant, méprisant l’argent, il aimait les gens et savait les entraîner dans de folles aventures. Il n’était ni un écrivain, ni un théoricien, mais un homme d’action ignorant le repos. Marx était trop cérébral à son goût. Les deux hommes ne s’entendirent jamais vraiment et Marx fit expulser Bakounine (un âne, disait-il) de l’Internationale.

Pour Bakounine, la liberté, individuelle ou collective, primait sur tout. Il ne choisit jamais vraiment entre l’individualisme et le socialisme. La liberté n’était rien sans l’égalité, mais Bakounine avait de celle-ci une conception raisonnable: l’égalité devant la loi n’implique pas l’égalité de fait, elle n’anéantit pas les différences. Anarchiste libertaire, allergique à toute forme de domination étatique, Bakounine voulait détruire l’Etat, l’Armée et l’Eglise. Abolition était le mot fétiche de son Catéchisme révolutionnaire. Il croyait en une sorte de spontanéité créatrice capable de renouveler les communautés après que la révolution aurait détruit de fond en comble les institutions étatiques créées au cours de l’histoire, le mariage par exemple, auquel l’union libre se substituerait.

Le sentiment patriotique existait pour Bakounine, mais confiné au cercle de la commune élargie et des amitiés révolutionnaires. Le patriotisme ordinaire (celui des Polonais par exemple) n’était bon qu’à mettre les masses en mouvement contre l’oppression. La vie de Bakounine se déroula principalement à l’étranger, dans de nombreux pays, en Europe et en Amérique. Il fut un cosmopolite authentique. De la Russie, il connut essentiellement les prisons sibériennes dont il réussit à s’échapper.

Le fédéralisme sentimental de Bakounine était vide, n’ayant ni matière ni forme. Aucune structure étatique réfléchie ne venait ordonner un pays aux mœurs distinctes et doté de frontières par la nature et l’histoire. Par fédérations successives du bas vers le haut, de la circonférence au centre, on progressait de l’individu à l’union planétaire, en passant par la commune, la province, la nation et l’Europe… pas moins de six étages.

Bakounine n’était pas partisan du contrat social. Les fédérations naîtraient spontanément sans négociations infinies entre Etats puisque ceux-ci seraient abolis. C’est sur ce point que se manifeste l’idéologie utopiste de Bakounine qui rend son fédéralisme irréalisable. Avant que celui-ci ne voie le jour, la Révolution doit tout détruire. Bakounine sait qu’il est nécessaire de verser le sang pour bâtir un monde nouveau parce que les régimes en place ont la mauvaise idée de résister aux révolutionnaires unis. C’est la lutte finale, et celle-ci exige des vertus militaires. Par souci d’efficacité, la centralisation honnie renaît au sein même des forces coalisées pour exterminer la réaction. L’embryon de fédéralisme et de réconciliation est mis de côté tant que la guerre dure, et celle-ci s’éternise.

Aucune des révolutions auxquelles Bakounine fut mêlé n’eut de succès. Il avait onze ans en 1825 quand les aristocrates décembristes échouèrent à imposer une monarchie constitutionnelle en Russie. Quand il fut en âge de se battre, ses compagnons et lui furent défaits à Paris en 1848, sur les barricades de Dresde, en Pologne, en Finlande, à Lyon, à Marseille, à Bologne. Bakounine était dépourvu de la puissance analytique de Marx, mais aussi de la dureté de Lénine. Toujours en ébullition, il ne put discipliner son tempérament dans quelque activité que ce fût, débordé par son amour de la justice et de la liberté. Un de ses compagnons disait de lui: Le premier jour de la Révolution, il fait merveille, mais au second il faudrait le fusiller. A soixante ans, épuisé et malade, il se retira au Tessin où il acquit une propriété. Il s’improvisa jardinier et paysan; il fut vite ruiné. Les horlogers anarchistes des montagnes neuchâteloises et de Saint-Imier furent ses amis les plus fidèles. On l’enterra à Berne.

Le fédéralisme ne repose pas sur des idées généreuses, mais sur l’existence de petites patries bien réelles ayant trouvé un intérêt à s’unir à d’autres pour subsister et croître. L’utopie tue le fédéralisme.

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