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Quand l’histoire frappe à la porte

Félicien Monnier
La Nation n° 2144 13 mars 2020

Le 25 juin 1940, Marcel-Pilet Golaz s’interrogeait lui-même sur les ondes de Radio-Lausanne: «Le Conseil fédéral n’avait-il donc rien à dire en présence des événements qui se déroulaient comme un film tragique sur l’écran du Monde?» La comparaison avec l’écran de cinéma était particulièrement pertinente. En juin 1940, la Suisse n’avait pas connu le sort de ses voisins. Elle n’allait jamais le connaître. Nous avions probablement, depuis avant 1940 déjà, pris l’habitude d’observer les soubresauts du monde avec la distance du spectateur, distribuant les points aux acteurs.

Durant la Guerre froide, la gauche a solidement participé de cet aveuglement. Les «affaires» de la fin des années 1980, P-26 ou fiches de la Police fédérale, lui avaient permis de tourner en bourrique l’armée et ses colonels. Se préparer à la crise relevait de la perte d’énergie, sinon de la bêtise militariste. L’ambiance a duré jusqu’à aujourd’hui. Ces colonnes ont souvent dénoncé les articles et reportages hostiles et méprisants à l’égard de ces mesures de prévention. La moquerie ridiculisante est, à la longue, plus efficace que n’importe quelle critique argumentée. On ne rappellera jamais assez combien nos journalistes s’étaient gaussés, en 2014, des réserves d’eau et de nourriture que le Commandant de corps Blattmann, alors Chef de l’Armée, disait faire dans sa cave.

Lundi dernier, je suis allé faire des courses. En bon trentenaire lausannois sans enfants, je ne suis pas très prévoyant dans la gestion de mes flux logistiques. Je connais les horaires d’ouverture de certains bars du centre-ville, mais toujours pas l’emplacement des röstis au supermarché de mon quartier. En bref, je ne suis pas l’archétype du survivaliste. Et je ne suis pas le seul.

Lundi dernier, le rayon des pâtes était aux deux-tiers vide. Il n’y avait presque plus d’huile. Bien que je m’y attendisse en entrant dans le supermarché, vivre cela pour la première fois de sa vie procurait une impression très étrange. «Comme un film tragique…» disait Pilet-Golaz. Mais soudain, le film se joue à la Coop Caroline. Le méchant s’appelle Coronavirus.

En plus de cela, les solutions hydroalcooliques sont en rupture de stock et le CHUV a dû mettre ses masques sous clefs, des vols ayant déjà eu lieu. En dépit de ces relatifs accès de panique, les Vaudois se conforment aux directives de leurs autorités. Quoique les habitudes soient fortes, ils renoncent petit à petit à se serrer la main ou à se donner la bise. D’eux-mêmes, les organisateurs de manifestations s’interrogent sur l’opportunité d’annulations préventives.

Autant que nous pouvons en juger, les mesure fédérales semblent proportionnées et paraissent réfléchies: renoncer de fermer les écoles évite de surcharger les grands-parents, ce qui les fatiguerait et les rendrait encore plus réceptifs qu’ils ne le sont déjà à une maladie facilement véhiculée par les enfants; l’interdiction des manifestations de plus de mille personnes a, avant tout, pour fonction d’éviter que ne soit perdue la trace de la chaîne de contamination. Que ces décisions paraissent fondées les rend acceptables.

Il faut saluer cela: lors de sa conférence de presse du 28 février, Alain Berset a rappelé que, si la Confédération a pris des mesures contre le coronavirus, ce sont bien les cantons qui sont au cœur du dispositif. Il est fondamental qu’ils demeurent entièrement libres de prendre des mesures plus drastiques s’ils devaient les juger nécessaires. Mauro Poggia, sur le plateau d’Infrarouge, expliquait que l’intervention fédérale avait été sollicitée par les cantons. Voilà de la vraie subsidiarité.

Le fédéralisme révèle pour l’instant dans cette crise une autre de ses vertus, difficilement démontrable hors d’une situation concrète. Les médias publient régulièrement une carte de la Confédération montrant les statistiques de contamination, de décès et de guérison. Cette carte dégage l’impression que la situation est maîtrisable. Les épidémiologistes parlent eux-mêmes d’une stratégie de containment, contention. Les frontières cantonales jouent ici plus qu’un simple effet rassurant. Bien sûr, les virus parviennent à les franchir, en tout cas tant que des échanges intercantonaux ont lieu. Mais ces frontières ont l’immense mérite d’accentuer le fait que, sur un petit territoire précisément délimité sur une carte, nous partageons tous le même sort.

Une épidémie appelle à des comportements de solidarité, ne serait-ce que passive: ne pas sortir si l’on se sent malade, ou se laver souvent les mains pour ne pas être un vecteur. L’interdépendance biologique des agents, vecteurs ou infectés, est renforcée par l’interdépendance culturelle des citoyens. La proximité des autorités ayant pris la décision facilite la soumission à la mesure.

Les habituels appels à la centralisation ne se font pour l’heure pas entendre. Personne n’affirme que Berne ferait absolument mieux que les cantons. Dans cette gestion de crise toute faite d’orfèvrerie, de proximité et de responsabilité collective, la centralisation serait la pire erreur à commettre.

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