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Crypto, la Guerre froide et l’ombre de l’Oncle Sam

Jean-Philippe Chenaux
La Nation n° 2144 13 mars 2020

La Commission Bergier, instituée par le Conseil fédéral pour faire toute la lumière sur l’affaire des fonds en déshérence, et dont le rôle a été étendu à l’étude de la politique d’asile et des relations économiques entre la Suisse et le IIIe Reich, va-t-elle faire des émules? On ne saurait l’exclure au vu de l’ampleur prise par l’affaire Crypto AG, du nom de cette entreprise de Zoug contrôlée par la CIA et le BND qui vendait à des dizaines de pays des machines truquées permettant aux Etats-Unis et à l’Allemagne de déchiffrer les messages codés émis par les acquéreurs; au vu, aussi, des questions légitimes que l’on peut se poser sur la pratique de la neutralité suisse pendant la Guerre froide.

Qui savait quoi? C’est souvent la seule question que se posent les «médias de grand chemin» (© Slobodan Despot) qui suivent cette affaire. Il faudra bien sûr attendre la publication du rapport de la commission désignée par le Parlement pour connaître le fin fond de l’affaire et désigner d’éventuels «coupables». Pour l’heure, les magistrats du «Grand Vieux Parti» en prennent plein la figure et il est piquant de voir le Genevois Christian Lüscher, ex-libéral pur sucre, devoir monter au créneau pour défendre l’ancien conseiller fédéral radical Kaspar Villiger et ses collaborateurs radicaux de l’époque.

A l’opposé de ce programme minimaliste, l’historien Luc van Dongen envoie du lourd. Dans une chronique du Temps (21 février), il ne propose rien de moins que la formation d’une commission d’historiens pour obliger la Suisse à «regarder tout son passé en face». Le but de l’opération «serait d’explorer et de mettre en relation tous les accomplissements obtenus par les Américains dans les différents domaines stratégiques». Et de citer pêle-mêle la participation de la Suisse à la restriction du commerce avec l’Europe de l’Est, l’insertion informelle dans l’OTAN comme la création de l’armée secrète P-26, l’implication des Suisses dans le Congrès pour la liberté de la culture comme dans l’European Association for American Studies, l’instrumentalisation de l’Institut universitaire de hautes études internationales de Jacques Freymond comme celle de la gauche non-communiste (Lucien Tronchet), les accointances de certains grands journalistes suisses avec le renseignement anglo-saxon, l’infiltration des milieux estudiantins helvétiques comme le rôle des Suisses dans certaines entreprises académiques à forte connotation idéologique et, cerise sur le gâteau, la générosité manifestée par les fondations américaines à l’égard de certains intellectuels et artistes suisses, tels Max Frisch, Franck Jotterand, Bertil Galland ou François Masnata. Nul doute que notre ami Bertil Galland appréciera de se retrouver cité en compagnie de Max Frisch mais, grands dieux, que vient-il faire dans cette galère?

Si l’on veut examiner les relations de la Suisse avec l’Empire américain et notre pratique de la neutralité pendant la Guerre froide, sujet qui a déjà fait l’objet de plusieurs publications, il faudrait commencer par distinguer les initiatives de caractère étatique, comme «l’insertion informelle dans l’OTAN» (qui constitue un vrai problème, a fortiori depuis la dissolution du Pacte de Varsovie et la guerre des Balkans), des initiatives privées ou strictement individuelles. Le fait de décrocher une bourse du Commonwealth Fund Fellowships, comme ce fut le cas du jeune Bertil, paraît bien innocent quand on sait qu’il s’agit-là d’une des premières fondations créées par une femme philanthrope, Anna Harkness, avec comme but de «faire le bien de l’humanité»; une fondation plus que centenaire qui a financé la construction d’innombrables hôpitaux et jusqu’aux études d’un futur Prix Nobel.

Quant à l’«implication des Suisses dans le Congrès pour la liberté de la culture», parlons-en: lancé à Berlin-Ouest en 1950, ledit Congrès avait pour thème «la liberté contre le totalitarisme» et se voulait une réponse au Congrès mondial des intellectuels pour la paix de Wroc?aw (1948) et du Congrès mondial des partisans de la paix de Paris (1949). Des personnalités aussi respectables que Karl Jaspers, Jacques Maritain, Raymond Aron, Arthur Koestler, rédacteur d’un Manifeste aux hommes libres, y avaient participé. Le Congrès, dont Denis de Rougemont avait pris la direction dès 1951, essaima dans trente-cinq pays. Il lutta contre tous les totalitarismes. Preuves, une revue culturelle francophone à la ligne éditoriale qu’on pourrait qualifier aujourd’hui de libérale de gauche et atlantiste, vit le jour à Paris en mars 1951. Dirigé par le journaliste suisse François Bondy, en collaboration avec Raymond Aron et avec l’active participation de Rougemont, ce mensuel issu du Congrès s’était fixé pour but de «défendre et illustrer la liberté la plus gravement menacée dans notre siècle: celle de la réflexion critique et créatrice, rebelle aux propagandes et aux mots d’ordre partisans». Preuves réunit les signatures de tout ce qui comptait alors dans la lutte contre les totalitarismes, de Hannah Arendt et de Raymond Aron à Simone Weil en passant par Emmanuel Berl, Aldous Huxley, Bertrand de Jouvenel, Annie Kriegel, Gabriel Marcel, Thierry Maulnier et David Rousset. Au nombre des collaborateurs suisses figuraient, outre Denis de Rougemont, Pierre Courtion, Jeanne Hersch, Marcel Raymond, Jean Starobinski et plusieurs collaborateurs de la Gazette de Lausanne, notamment Jean Dumur, Charles-Henri Favrod, Armand Gaspard, Franck Jotterand et Laszlo Nagy. En 1966-67, patatras! On apprend d’abord que le Congrès pour la liberté de la culture a été créé par un agent de la CIA, Michael Josselson, puis qu’il reçoit de l’argent de cette même CIA par le biais de 170 fondations-écrans. C’est le début de la fin pour Preuves, qui va rapidement se saborder.

Né d’une initiative strictement privée, sans lien direct avec la Confédération, le Congrès pour la liberté de la culture était donc de surcroît une entreprise hors-sol. Pendant ce temps, les deux principales organisations anticommunistes créées en Suisse, le Comité suisse d’action civique (CSAC) de Marc Chantre, initialement présidé par le colonel Roger Masson, et l’Institut suisse de recherche sur les pays de l’Est (ISE), dirigé par Peter Sager, exerçaient leurs activités sans toucher un dollar de la CIA. Les abonnements au Bulletin national d’information en Suisse romande, ceux au Klare Blick (devenu Zeitbild) en Suisse alémanique, étaient pour eux une source de financement non négligeable. Le CSAC bénéficiait aussi des largesses de la Société pour le développement de l’économie suisse (SDES), alors dirigée par Raymond Déonna, alors que l’ISE avait le soutien de mécènes et d’entreprises alémaniques. Lorsqu’Interdoc Network, créé aux Pays-Bas en 1963, proposa de collaborer avec l’ISE, Peter Sager s’y opposa résolument, sachant que ce réseau était financé par la CIA. Et lorsque, dans les années soixante, la SDES décida de lui couper ses crédits, le CSAC dut se résoudre à rendre les armes.

Puissent les futurs historiens de la Guerre froide tenir compte de ces quelques données dans leur analyse de l’ingérence américaine en Suisse, et «rendre intelligible chaque homme non par rapport à nous, mais par rapport à ses contemporains», selon la saine méthode préconisée par Lucien Febvre, cofondateur de l’Ecole des Annales avec Marc Bloch.

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