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Le mouvement perpétuel du totalitarisme

Olivier DelacrétazEditorial
La Nation n° 2167 29 janvier 2021

Tous les systèmes totalitaires reposent sur une idéologie. Cette idéologie, immobile dans sa perfection, engendre un mouvement qui emporte tout ce qui existe. Comme un trou noir, elle meut la réalité en l’aspirant. Dans son perspicace ouvrage «Le système totalitaire»1, Hannah Arendt évoque l’obsession totalitaire du mouvement perpétuel. Ce mouvement est promis à durer jusqu’à l’avènement de la société sans classe, de l’empire de mille ans ou d’une quelconque autre société idéale.

Ça ne marche jamais. Mais, comme (majeure) l’idéologie ne peut pas se tromper et que (mineure) la perfection n’est pas atteinte, c’est que (conclusion) on n’est pas encore allé assez loin. Il faut repartir, plus radicalement, en commençant par dénoncer et condamner les responsables du retard au cours d’un procès spectaculaire. C’est encore du mouvement. En d’autres termes, le ratage de chaque étape impose l’étape suivante. Le totalitarisme marche ainsi triomphalement d’un échec à l’autre.

Son imperfection même le meut, appelant et justifiant sans cesse de nouveaux renforcements du pouvoir, de nouveaux contrôles, de nouvelles mises au pas, de nouvelles épurations, de nouvelles conquêtes militaires.

Mais il faut aussi maintenir l’enthousiasme des troupes: l’étape qui s’annonce est toujours donnée comme finale. Nous sommes continuellement à bout touchant, sur la dernière ligne droite. Un dernier effort, un dernier changement, et c’est le présent qui sera radieux.

Il est vrai encore que si le mouvement devait s’arrêter, si l’on commençait à juger les choses telles qu’elles sont, si l’on se mettait à examiner le présent pour lui-même plutôt que comme antichambre du paradis, alors, la monstruosité de l’idéologie apparaîtrait immédiatement: sa haine de la réalité concrète, des proportions, des liens personnels, des libertés individuelles, de la paix sociale, sa haine de l’art, de la poésie et de la pensée, sa haine de la contemplation. Le totalitarisme est condamné à la fuite en avant. S’il s’arrête, il meurt.

Le mouvement général présente encore cet avantage pour le politicien qu’il le débarrasse du poids et des soucis d’un passé plein de bruit et de fureur.

Le mouvement totalitaire ne s’intéresse qu’à l’après, ou alors à un monde mythique qui précède l’histoire. L’expérience ne concerne qu’un passé révolu, elle ne sert donc à rien. C’est l’affirmation implicite des régimes totalitaires: l’histoire commence aujourd’hui. La page est vierge, le monde est neuf. La jeunesse courra mieux si on la débarrasse de «l’antique dépendance» du passé et lui insuffle le sentiment exaltant qu’elle est en train de modeler le monde.

Dans un deuxième temps, d’ailleurs, il faut aussi créer le passé, pour être conforme à l’avenir tel que le chef tout-puissant se l’imagine aujourd’hui – sinon demain. On pense à ces photos de soviets dont les protagonistes sont gommés au fur et à mesure qu’ils tombent en disgrâce. Winston Smith, le héros de 1984, exerce précisément la profession de retoucheur historique. Il explique chaque matin pourquoi l’ennemi d’hier fut un ami de toujours, et l’allié d’hier un éternel méchant.

A première vue, ces grandes idéologies mobilisant les foules ont été l’affaire du siècle dernier, qui les a vues naître, enfler, triompher, répandre leur folie et leur fureur sur le monde, puis être vaincues et disparaître. En verrons-nous d’autres?

Pour l’heure, on maintient l’ambiance. On déboulonne les statues, on renomme les places, on fait de l’histoire du pays une suite de procès politiques grotesques. On impose réforme sur réforme aux institutions hospitalières, ecclésiastiques, communales, scolaires. Et cette course obsessionnelle se justifie toujours avec la même langue de bois, avec les mêmes critiques ressassées et caricaturales des mêmes prétendus «constats». Nous sommes installés dans le mouvement. Pour l’Ecole vaudoise, cela fait cinquante ans qu’on nous rejoue cette pièce interminable. Et cela fait vingt ans pour l’Eglise évangélique réformée vaudoise. Et jamais on examine le bien-fondé de la réforme précédente. D’ailleurs, le chef n’est plus là pour en répondre. Et puis, tant qu’on change, surtout dans l’urgence, on n’a pas le loisir d’examiner le fond de la question.

Chaque étape, ratée, de la réforme, quel que soit le domaine auquel elle s’applique, appelle la suivante. On repart sans cesse à zéro, chaque fois d’un peu plus bas. Et le changement devient une norme politique: naguère, on changeait au nom du Progrès, maintenant, on change au nom du changement. Le totalitarisme gratte à la porte.

Notes:

1  Hannah Arendt, «Le Système totalitaire», p. 27, Editions du Seuil, 1972.

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