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Le monde des insectes

Lars Klawonn
La Nation n° 2185 8 octobre 2021

Le totalitarisme, c’est le naufrage de la pensée. Substance Mort, qui se déroule en 1994, fut publié en 1977. Pour composer ce roman, Philip K. Dick, écrivain américain de science-fiction très populaire, puise dans son expérience avec la consommation des drogues dures qu’il arrête après une longue période d’internement dans un centre de désintoxication. C’est à cette époque de sa vie qu’il travaille sur Substance Mort, un roman très personnel. Dans sa Note d’auteur, il écrit: «L’abus des drogues n’est pas une maladie; c’est une décision, au même titre que la décision de traverser la rue devant une voiture lancée à vive allure. On n’appelle pas cela une maladie, mais une erreur de jugement.»

A première vue, l’histoire de ce roman est typiquement américaine, glauque, sinistre, déprimante. Mais considérée de plus près, on se rend compte qu’elle dépasse, et de loin, le monde des drogués. Derrière l’intrigue qui mélange habilement le roman d’anticipation et le policier se cache une féroce critique de la surveillance permanente et du totalitarisme. Qu’est-ce qui fait qu’un texte peut être qualifié de littéraire? C’est d’une part le style; l’écriture de Dick, anxiogène et poisseuse, se fait l’écho de la violence ambiante, innommée, diffuse, et d’autre part de la complexité de la pensée développée.

Substance Mort est le reflet paranoïaque d’un monde devenu imprévisible, impénétrable, rongé par un mal souterrain. Le réel se disloque et se décompose. Tous les personnages sont marqués par la solitude et la désolation psychologique. Dick nous brosse le portrait d’une société dégénérée où à peu près tout le monde se drogue, une société qui à la fois encourage et pourchasse la consommation des drogues. Les protagonistes sont des manipulateurs en même temps qu’ils sont manipulés eux-mêmes par l’organisation. La réalité même est modifiée et manipulée pour créer du faux, de l’illusion, que l’on donne pour du vrai.

Substance M. est une drogue synthétique qui provoque des lésions cérébrales irrémédiables. «Il se produit une rupture entre les hémisphères cérébraux. Il y a perte de l’intégration consciente […].» C’est ce qui arrive à Bob Arctor, un agent des stups qui travaille en infiltré dans un réseau de trafiquants de drogues. Dans le cadre de cette enquête, en contact avec les truands, il commence lui-même à consommer de la substance M. Un jour, il est convoqué par son supérieur qui lui apprend sa nouvelle mission. La véritable identité des deux hommes est masquée, de sorte que le supérieur ne sait pas, ou prétend ne pas savoir, que Bob Arctor se cache sous son faux nom Fred, et que ce sont la même personne. Il donne à Fred la mission de surveiller Bob Arctor, donc lui-même, que l’on soupçonne d’organiser un important trafic de drogues.

Un système de surveillance caméra/son sera installé dans la maison où Arctor vit avec les trafiquants et lui-même sera en charge d’interpréter et d’analyser les enregistrements. Pris dans la nasse, Arctor cherche d’abord à sauver sa peau en manipulant les données prélevées sur les enregistrements pour qu’elles parlent en sa faveur, mais très vite il est totalement dépassé, car à son tour manipulé de bout en bout.

Peu à peu, le lecteur comprend qu’on évolue dans la justice d’un pays totalitaire. Dénonciations, fabrications de preuves, interrogatoires psychologiques manipulateurs, liquidations discrètes des personnes qui dérangent, etc. Cette société s’avère être une immense machine à surveillance dont les trafiquants de drogues ne représentent en fin de compte qu’un infime échantillon, une sorte de condensé. Le roman montre comment marche la surveillance généralisée. Il nous plonge dans les rouages des activités auxquelles se vouent les humains sous un régime totalitaire.

Philip K. Dick excelle dans l’art du roman populaire dont le but est avant tout de divertir. En même temps, il a construit ce roman en plusieurs strates, le rendant ainsi accessible à une lecture en profondeur. En fin de compte, et c’est la force de Substance Mort, il parvient à démonter le mécanisme organique insectoïde d’une société de surveillance dont le pouvoir n’a pas de visage. A aucun moment n’est expliquée la nature politique du pouvoir en place. L’écrivain montre que le système d’espionnage généralisé fonctionne indépendamment de la politique. Une fois mis en place, il commence à vivre par lui-même, à se perfectionner, selon ses propres règles, comme une grande ruche. Dick nous place à l’intérieur de cet organisme vivant qui phagocyte le corps de la société tels les parasites et les virus, à l’intérieur du ventre qui est le ventre de tous les systèmes totalitaires. Le ventre travaille toujours, il digère toujours, il travaille totalement déconnecté du cerveau.

Le roman s’ouvre sur un homme qui se croit envahi par des pucerons. La folie pure. Cette ouverture n’est pas anodine. Elle préfigure au contraire ce qui arrivera au personnage principal dans une civilisation qui régresse vers l’insecte. Après que le système l’a formé et qu’il l’a servi, Arctor finira par devenir un insecte. «Vaporise une toxine sur un insecte et il meurt; vaporise-la sur un homme, sur son cerveau, et il devient un insecte qui vibre et cliquette, tourne en rond jusqu’à la fin des temps. Une machine à réflexes, comme une fourmi.»

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