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Afghanistan, cimetière des forces morales

Edouard Hediger
La Nation n° 2185 8 octobre 2021

Le 5 juin 1961, Hélie de Saint Marc expliquait devant le Haut Tribunal militaire que sa décision d’impliquer son régiment de légionnaires dans le putsch d’Alger était guidée par la volonté de ne pas abandonner les harkis, recrutés par la France pour lutter contre le FLN, et ne pas revivre ainsi sa douloureuse expérience indochinoise. Il raconte le traumatisme de ses soldats lorsque le commandement les obligeait à abandonner le village qu’ils protégeaient à la frontière de la Chine. Les habitants massacrés dans la foulée par le Vietminh.

En août 2021, les associations américaines de vétérans de la guerre d’Afghanistan se sont mobilisées en quelques jours pour trouver des fonds, activer des réseaux et affréter des avions afin d’évacuer les traducteurs, auxiliaires et employés afghans et leurs familles, laissés en rade par l’US Army après la prise de pouvoir éclair des talibans. Les images de l’évacuation catastrophique de l’aéroport de Kaboul et les Marines impuissants et cantonnés derrières les barbelés ont laissé un sentiment d’inachevé, d’incroyable gâchis, mais surtout de perte de sens dans un pays où 19 millions d’habitants sont des vétérans. Des cas de syndromes de stress post-traumatique sont déjà rapportés suite à cette évacuation.

L’Indochine, l’Algérie et Kaboul ne sont que trois exemples parmi tant d’autres, mais illustrent bien que l’esprit de corps et la fraternité d’armes ne se limitent pas aux camarades de chambrée. Ils englobent les proches, les personnes que l’on protège, les populations et auxiliaires. C’est grâce à eux que l’unité se transforme en une famille. Chacun y a sa place et de ce fait se sent investi personnellement de la mission. Ils renforcent les individus, car chacun est convaincu que, quels que soient les aléas du combat, ses camarades et ses chefs ne le laisseront pas tomber. C’est cette communauté de destin qui donne un sens à l’engagement et fournit au soldat une raison directe de se battre, bien plus que de lointains objectifs politiques ou idéologiques. Pourtant, après vingt ans de guerre, c’est justement des membres de cette famille que l’on abandonne aux abords de l’aéroport de Kaboul.

Le maréchal Foch le disait: «A la guerre, il y a autre chose que les principes; il y a le temps, les lieux, les distances, le terrain; il y a le hasard dont on n’est pas maître; mais il y a surtout les forces morales dont les troupes sont animées.» Le sens de l’engagement du soldat, au même titre que le courage, est un élément fondamental de ces forces morales. Cette dimension n’est en aucun cas anodine puisque cet engagement peut aller jusqu’à donner sa vie pour les autres.

Le cas afghan en particulier a démontré que toute la technologie d’une armée dont le budget dépasse les 700 milliards annuels n’achète pas la cohésion, le sentiment d’appartenance et la volonté de se battre. Le chef d’état-major des armées des Etats-Unis a admis devant une commission d’enquête du sénat que l’effondrement de l’armée nationale afghane, pourtant équipée à grand renfort de dollars, a été précipité par l’annonce de l’accord de Doha avec les talibans et du retrait de l’OTAN. Ce sentiment d’abandon n’aura été que l’achèvement d’une lente démoralisation de l’armée, entre manque de sens, corruption, désertions, défauts de salaires, etc. «Nous n’avons pas pu évaluer le moral et la volonté», a-t-il expliqué. «On peut compter les avions, les camions, les véhicules, les voitures, mais on ne peut pas mesurer le cœur humain avec une machine.» Si on le dépouille du sens de son engagement, le légionnaire se révolte, le GI déprime, le soldat afghan déserte.

Le livre du soldat de 1958 le soulignait déjà, le moral constitue la qualité première du combattant, à tel point que le but de la stratégie n’est pas tant d’écraser l’adversaire, mais bien d’atteindre son moral et d’anéantir sa volonté de se battre en lui retirant le sens de sa mission, car une fois ceux-ci détruits, la victoire devient alors à portée de main. Néanmoins, 1870 a brutalement rappelé à l’armée française que le seul moral ne suffit pas: le panache des pantalons garance sur lesquels aucun bouton n’avait pas été ripoliné, s’étant effondré devant l’acier prussien. Un équipement et une instruction modernes et en suffisance sont indispensables et contribuent, par la confiance qu’ils infusent au soldat, aux forces morales de la troupe. Il ne s’agit pas de choisir entre l’homme ou le matériel, mais bien de les prendre les deux en compte, de ne pas négliger la dimension psychologique du combattant. A une époque où la plupart des armées occidentales se sont professionnalisées, voire commercialisées, c’est particulièrement le lien du soldat avec sa patrie, mais surtout avec ses «arrières» qui est important. On se bat pour ceux que l’on connaît et on ne les abandonne pas.

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