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Le grand écart

Olivier Delacrétaz
La Nation n° 2210 23 septembre 2022

Un de nos fidèles lecteurs, pasteur, déplore que La Nation ne donne plus à l’Eglise la place que les fondateurs de la Ligue vaudoise lui reconnaissaient. Mais d’abord, quelle était cette place? Il est intéressant de relire les pages introductives d’Evangile et politique, de Marcel Regamey, paru en 1973. Il y évoque une rencontre de 1923, aux Monts-de-Corsier, où, avec ses amis Alphonse Morel et Victor de Gautard, ils avaient posé cet élément central de leur doctrine qu’était la distinction entre le temporel et le spirituel.

Cette distinction ne signifiait pas séparation et nous étions bien conscients de l’appartenance de chaque homme aux deux ordres, à chaque moment de son existence, écrit M. Regamey. Il ne s’agit donc pas de classer séparément ce qui relève du spirituel pour le confier à l’Eglise et ce qui relève du temporel pour le laisser à l’Etat. Il s’agit d’aborder les questions sociales et politiques en intégrant leur portée spirituelle, et les questions religieuses en respectant leur incorporation dans une culture, un temps et un lieu.

C’est ainsi que, tout en développant empiriquement, au fil des années et des expériences, une doctrine de l’action politique, nos devanciers se sont placés dans les perspectives œcuméniques du mouvement Eglise et liturgie, dont ils ont repris les thèses essentielles. Ils ont en particulier adopté l’Office divin que le pasteur Richard Paquier, membre fondateur de ce mouvement de rénovation liturgique, avait conçu et rédigé. Aujourd’hui encore, l’équipe de notre camp d’été de Valeyres prie cet office le matin et le soir. Les participants n’y voient pas un débordement du spirituel sur le temporel, plutôt un éclairage, une orientation.

La Nation est un journal politique. Il arrive qu’elle publie un article théologique qui dessine un cadre spirituel plus explicite à notre action. Mais notre journal est aussi fait pour les Vaudois non croyants, notre action politique également. C’est une question de mesure.

A nos collaborateurs éloignés de la religion, nous demandons au moins de laisser vide la place du spirituel, de ne pas essayer de la combler avec une réalité terrestre, si élevée soit-elle. Qu’ils ne créent pas un dieu de substitution, Etat, nation, Occident, société, chrétienté, réalités estimables, mais réalités terrestres qui, mises à la place l’absolu, se transforment fatalement en idéologie, c’est-à-dire en contre-religion.

L’Eglise et l’Etat sont des «autorités croisées»: l’Eglise est supérieure à l’Etat en ce qui concerne le monde spirituel, elle lui est inférieure en ce qui concerne le monde terrestre, certes secondaire, mais non sans valeur propre. En tant qu’elle est une institution terrestre, elle se plie aux décisions politiques de l’Etat. En tant qu’elle est d’inspiration divine, elle résiste à l’Etat quand l’action de celui-ci porte atteinte à sa mission. Le martyre ou, plus prosaïquement, la perte du soutien financier étatique qui peuvent en résulter ne doivent pas l’en dissuader.

Il arrive qu’à certaines époques, le temporel et le spirituel s’interpénètrent visiblement: l’église est au milieu du village, les fidèles répondent à l’appel des cloches, le chalet d’alpage porte sur son fronton la confession de foi de celui qui l’a bâti. Les mœurs expriment, à leur niveau, les exigences de la foi. Les lois s’en inspirent. C’est ce qu’on nomme la chrétienté. Mais la chrétienté ne supprime pas la distinction entre le temporel et le spirituel, fondée sur leurs différences irréductibles: l’Eglise s’adresse à tous les humains du monde, mais ne commande qu’à une partie d’entre eux; l’Etat règne sur un territoire limité, mais à l’intérieur, tous sont soumis à ses lois. Cette distinction de nature subsiste dans la chrétienté la plus achevée.

Aujourd’hui, les traces de chrétienté qui subsistent en Occident sont attaquées de tous les côtés. La distinction ressemble toujours plus à une séparation. A tout le moins, elle requiert un grand écart. Le monde laïque conquiert l’espace public, tandis que l’Eglise se voit confinée dans la «sphère privée».

L’Eglise peut rompre avec le monde et se replier sur elle-même, par souci de fidélité à la Parole, courant le risque interne de se sectariser et le risque externe d’abandonner son action missionnaire, pourtant primordiale. Elle peut aussi, à l’inverse, abandonner des positions encore défendables, je pense aux paroisses, adopter un vocabulaire à la mode, celui des droits de l’homme, celui de la technique ou celui des écolo-païens, au risque interne de se dissoudre dans l’inconsistance et au risque externe de donner au monde l’image d’une institution à la traîne de l’Etat, des partis et des groupes de pression.

Il est aussi possible d’entretenir ce qui vit encore dans l’Eglise, de revenir inlassablement aux fondamentaux, peut-être dans un vocabulaire prudemment rafraîchi, conscient de ce que tout langage exprime une philosophie, et que toute philosophie ne coexiste pas idéalement avec les Ecritures. Il reste du devoir permanent de l’Eglise de rendre les politiques attentifs aux enjeux spirituels et moraux de leurs décisions. Dans le même temps, il faut qu’elle reste elle-même sensible à l’importance spirituelle de nos réalités communautaires concrètes – notamment familiales et nationale – telles que nous les vivons ici et maintenant, et telles qu’elles sont menacées du dehors et du dedans.

Distinguer sans rien lâcher: le principe de 1923 subsiste intégralement. Il permet à nos collaborateurs, y compris les plus jeunes, de tenir le coup face à ce toujours plus grand écart.

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