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Un voyage en Asie

Félicien MonnierEditorial
La Nation n° 2246 9 février 2024

Ignazio Cassis s’est envolé lundi vers l’Inde pour un périple qui le mènera ensuite à Séoul, Pékin et Manille.

La visite en Chine sera la pièce de résistance du voyage. Depuis 2019, le canal du «dialogue stratégique interministériel» était silencieux. Le communiqué du DFAE du 1er février accuse la pandémie. C’est sans doute un peu court.

En 2021, l’ambassadeur de Chine à Berne avait vertement réagi aux critiques de M. Cassis contre l’autoritarisme du pouvoir chinois et la situation des Ouïgours au Xinjiang: «Déterminer si le système d’un pays est approprié ou non dépend de la population de celui-ci. Nous espérons que la Suisse abandonnera ses préjugés idéologiques et respectera le choix du peuple chinois.» On peut évidemment se demander réellement qui décide quoi en Chine, mais la réponse est glaciale. La Nation avait dénoncé cet arrimage de notre neutralité aux valeurs universelles de la démocratie1.

Sans compter qu’au printemps 2022 Pékin semblait faire la sourde oreille aux demandes suisses de réactiver les discussions sur l’accord de libre-échange signé en 2013.

Lundi 15 janvier dernier au matin, la Présidente de la Confédération a reçu le Premier ministre Li Qiang avec les honneurs militaires. Tous deux ont relancé les discussions autour d’un nouvel accord de libre-échange. Continuer ces discussions est l’un des objectifs du voyage de M. Cassis. Mais ce voyage en a un second, plus subtil et probablement plus hasardeux.

L’après-midi du même jour, sur le même tarmac de Belp puis au même Domaine de Lohn qui a accueilli M. Qiang, Mme Amherd a reçu le Président Zelensky. A suivi l’annonce de la volonté de la Suisse d’organiser à Genève un Sommet pour la paix – «avec la voix de la Russie», précisera M. Cassis à Davos.

Ce sommet offrirait à la Suisse l’occasion de montrer qu’elle peut tenir son rôle de médiatrice autant que la Turquie. Et de prodiguer ses bons offices malgré les sanctions économiques reprises de l’UE. Promettant déjà l’enlisement du projet, certains parlèrent de «bullshit diplomacy» 2. Les exigences de M. Zelensky laisseraient trop peu d’ouvertures aux prétentions russes pour envisager une négociation sérieuse.

Pour M. Cassis, l’opération ne sera pas couronnée de succès sans le soutien de l’Inde et de la Chine. Il a promis d’aller les trouver. Dans l’intervalle, sollicité par le Tessinois en marge de l’Assemblée générale de l’ONU à New-York, Sergei Lavrov a refusé sèchement l’offre helvétique. Il a communiqué publiquement et accusé la Suisse – non sans citer sa source – d’être «prête à construire sa sécurité face à la Russie et non pas avec la Russie». Cette formule est effectivement extraite de la Stratégie de politique extérieure 2024-2027, publiée officiellement le 31 janvier dernier, soit six jours après la Conférence de presse de M. Lavrov.

Toutefois, par sa citation, le ministre russe se trompe ou nous fait un procès d’intention. Dans le rapport, cette formule précise n’exprime pas une volonté de la Confédération. Il s’agit d’un constat figurant au titre du «Contexte». Y est décrite et regrettée l’érosion du «système coopératif de sécurité paneuropéenne, (…) élaboré durant plusieurs décennies avec la participation de la Russie». On peut penser à l’OSCE et à son rôle d’apaisement durant la crise de 2014.

De même, on s’étonnera toujours – pour s’en réjouir – que malgré les critiques adressées à la Suisse sur sa «fausse neutralité» par les affaires étrangères russes, notre mandat de puissance protectrice de représentation des intérêts géorgiens en Russie, et inversement, soit toujours en vigueur.

Il est dommage que M. Cassis ait jugé utile de faire cette proposition à M. Lavrov avant de partir en tournée. La Russie ne pouvait sans doute pas répondre différemment, et il lui sera désormais plus difficile de justifier sa participation à une table genevoise de négociations. Il est parfois des questions à ne pas poser trop tôt.

Une lecture de la Stratégie de Politique extérieure 24-27 éclaire l’analyse du Conseil fédéral de la position générale de la Russie sur la scène internationale.

A le suivre, la pandémie puis la montée des tensions géopolitiques consacrent un changement d’époque. Il insiste là-dessus. L’extension de l’organisation des BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud) au 1er janvier dernier à l’Arabie Saoudite, aux Emirats, à l’Iran, à l’Egypte et à l’Ethiopie marquerait la volonté du «Sud-Global», nouvelle appellation du «Tiers-monde», de s’organiser. L’expression Tiers-monde découlait d’abord d’une appréciation économique. L’appartenance au Sud-Global – marquant l’opposition au Nord-Global, c’est-à-dire l’Occident – désigne de la part de ces Etats une volonté d’affranchissement des cadres institutionnels autant que moraux imposés par l’Europe et les Etats-Unis.

La description du contexte qui figure dans la Stratégie 24-27 constate une démondialisation. Le gouvernement reconnaît qu’il ne s’agit pas d’une simple dialectique entre pays démocratiques et pays autoritaires, mais bien d’une tendance lourde à «remettre en question les concepts introduits par l’Occident et leur interprétation». Le Conseil fédéral considère que nous vivons désormais «une période de transition vers un monde moins occidental, dont l’élément caractéristique jusqu’à présent est l’ascension de la Chine».

Car si le Conseil fédéral constate une «rupture de la Russie avec l’Occident» à la suite de l’attaque contre l’Ukraine, il ne focalise pas son discours sur elle. Elle joue plus le rôle de symptôme ou «d’accélérateur», que de cause véritable. Bien qu’il critique durement l’attaque de 2022, il rappelle que «dans de nombreuses régions du globe, cette guerre n’est pas considérée sous l’angle du droit international, mais comme un problème strictement européen». Cela confirmerait la prise d’importance d’une lecture du droit international à l’aune d’autres critères que ceux de l’Occident postmoderne.

De même, s’il reconnaît que «la guerre en Ukraine a mis en évidence la portée amoindrie de l’ordre occidental», il considère que l’actualité révélerait aussi que «la dépendance de Moscou envers Pékin s’accroît».

Il semble flotter à Berne l’idée que la voix de la Russie ne porterait sur la scène internationale pas autant que celle de M. Lavrov pourrait le laisser croire, au profit de la Chine. Nous n’en savons rien. Mais nous sommes surpris de la lucidité avec laquelle le Conseil fédéral constate le déclin symbolique de l’Occident, et heureux de voir sa volonté d’anticiper les nouveaux rapports de force.

Plus que celui d’une «bullshit diplomacy» faite d’effets d’annonce et de sommets inutiles, le danger qui guette la Suisse est de mener une diplomatie du «en même temps» qui ne satisfasse personne. Est-il seulement possible d’approfondir nos liens avec l’UE et l’OTAN, tout en concluant un accord de libre-échange avec la Chine, vrai grand rival économique et militaire des USA?

Un Etat neutre se trouve sur une corde raide. Pour éviter d’en tomber, il doit aussi œuvrer à apporter au monde une plus-value tirée de son originalité, et fondée sur ses particularités propres. La double réception bernoise du 15 janvier était prometteuse de ce que la Suisse peut espérer, sinon réaliser. Nous voulons espérer que ce voyage en Asie portera ses fruits.

Notes:

1   Olivier Delacrétaz, «La Chine, les valeurs et la neutralité», La Nation du 9 avril 2021.

2   Arthur Grosjean, Tribune de Genève, 21 janvier 2024.

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