Qu’est-ce que la Suisse a perdu?
Une émission contestée
Passée à l'antenne en mars 1997, cette émission de Temps Présent ayant pour auteur M. Daniel Monnat avait suscité une plainte collective de 129 personnes auprès de «L'autorité indépendante d'examens des plaintes en matière de radio-télévision» (AIEP), à Berne. On se souvient que M. Monnat, s'appuyant en particulier sur les historiens Hans-Ulrich Jost et Jakob Tanner, accusait les autorités suisses et certains industriels d'avoir pactisé avec les Allemands de 1939 à 1945. Après avoir consulté les historiens Jean-Claude Favez (Genève) et Georges Kreis (Bâle), l'AIEP rendait cette décision le 27.08.1999: «L’Autorité de plainte constate que le caractère unilatéral de l'émission n'a pas permis au public de se forger librement une opinion sur le sujet traité. L'émission a omis à plusieurs reprises d'apporter un éclairage différencié sur les événements rapportés tenant compte de la diversité des avis existant parmi les historiens. En contrevenant à l'obligation de présenter fidèlement les événements contenus à l'art. 4 LRTV, le diffuseur a violé le droit des programmes.» (p. 16).
L'affaire aurait pu en rester là si la SSR n'avait pas recouru au Tribunal fédéral (TF) contre la décision de l'AIEP. Or, en date du 21.11.2000, la IIe Cour de droit public du TF rejetait le recours de la SSR, confirmant ainsi la décision de l'AIEP. Ajoutons que l'émission contestée avait été mise sous embargo par la TSR durant cette procédure. Cela signifie qu'elle ne pouvait pas être diffusée, à Genève ou ailleurs, et que des particuliers ne pouvaient pas en faire l'acquisition.
On avait tout lieu de penser que le problème était réglé. Mais contrairement à la SSR qui y avait renoncé, M. Monnat, assisté de Me Charles Poncet, avocat à Genève, présentait le 13.06.2001 une requête contre la Confédération suisse auprès de la «Cour européenne des droits de l'homme» siégeant à Strasbourg. Le plaignant alléguait que l'AIEP soutenue par le TF avait porté atteinte sa liberté d'expression telle qu'elle est garantie dans le «Convention européenne des droits de l'homme» (CEDU) en son article 10.
Deux droits en présence
Au moment des faits relatés ci-dessus, les émissions radio-TV étaient soumises à la «Loi fédérale sur la radio et la télévision» (LRTV) du 21.06.1991, loi qui repose sur le fondement des articles 36 et 55bis de la Constitution fédérale. S’il est relativement facile pour quiconque de créer un journal, il n'en va pas de même pour qui veut diffuser des programmes sur les ondes. Il faut tout d'abord obtenir une concession de la Confédération, concession assortie de certaines règles auxquelles la diffusion est soumise. Citons l'art. 4 LRTV qui concerne particulièrement notre sujet:
1. Les programmes présentent fidèlement les événements, ils reflètent équitablement la pluralité de ceux-ci ainsi que la diversité des opinions.
2. Les vues personnelles et les commentaires doivent être identifiables comme tels.
Selon l'AIEP, c'est cet article que la SSR a violé dans l'émission incriminée. Notons au passage que, sans avoir une formulation très rigoureuse, cet article touche au problème de la vérité de l'information qui est préservée par ces règles obligeant à un certain équilibre. Pendant longtemps, cette loi LRTV n'a guère concerné que la SSR. Elle jouissait d'un monopole de fait et avait donc une grande emprise sur l'opinion publique.
A qui estimerait la SSR ainsi brimée, il faut rappeler qu'elle seule bénéficiait de la totalité de la redevance payée par les auditeurs et téléspectateurs. Depuis quelques années il est vrai, on a vu apparaître d'autres diffuseurs radio-TV émettant sur un territoire plus restreint que la SSR. Mais eux aussi doivent obtenir une concession et se soumettre aux normes concernant la diffusion des programmes. En revanche, la presse n'est pas soumise à de telles règles, car sa diversité permet l'expression des idées les plus contradictoires.
En recourant à la Cour de Strasbourg, M. Monnat se réclamait d'un autre droit, celui de la «Convention européenne des droits de l'homme». En signant cette Convention, la Suisse soumettait son droit à un droit jugé supérieur. Nous ferons grâce à nos lecteurs des considérants qui ont motivé le jugement de la Cour. Bornons-nous à l'essentiel. L'article 10/1 déclare: Toute personne a droit à la liberté d'expression. Ce droit comprend la liberté d'opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu'il puisse y avoir ingérence d'autorités publiques… Certes on précise que l'Etat peut soumettre les entreprises radio-TV à un «régime d'autorisation». En outre l'art. 10/2 admet que cette liberté d'expression des médias peut connaître certaines restrictions ou sanctions «nécessaires dans une société démocratique». Or, la lecture de cet alinéa 2 nous a convaincus d'une chose: les restrictions de notre loi suisse LRTV, soit l'obligation d'une information équilibrée, ne rentrent pas dans le cadre des exceptions admises par la CEDH et qui pourraient limiter la liberté d'expression. En rendant le 21.09.2006 son arrêt qui donne raison à M. Monnat, la Cour de Strasbourg s'est conformée au texte de la CEDH et à un droit abstrait sur la liberté d'expression. Elle ne tient aucun compte des règles du droit suisse qui, lui, prend en compte, sinon la question de la vérité de l'information, tout au moins un certain équilibre entre les vues diverses et parfois opposées.
«Où va la TSR?»
M. Jean-Jacques Rapin posait cette question, choqué qu'il était par la rediffusion de l'émission contestée: «L'honneur perdu de la Suisse». Question légitime, car le jugement de Strasbourg n'est pas sans conséquences.
La première, ce fut cette rediffusion: non sans quelque triomphalisme, la TSR s'est empressée de lever l'embargo sur l'émission incriminée. Mais à notre connaissance la presse romande n'en a guère parlé. Malgré la présence du professeur Bergier réquisitionné pour l'occasion, nous avons l'impression que cette rediffusion ne fut qu'un pétard mouillé. Plusieurs historiens ont contesté vigoureusement le rapport Bergier. Et puis il faut dire que le sujet ne fait plus guère recette. Par contre on a irrité à nouveau les téléspectateurs qui avaient violemment réagi en 1997. Etait-ce opportun pour l'image de la TSR auprès d'une partie de son public?
La seconde conséquence c'est que les plaintes collectives d'au moins 21 personnes (LRTV art. 63/1a) qui visent la transgression des règles posées dans l'art. 4 LRTV vont devenir quasi inutiles. Comment l'AIEP ou le TF pourraient- ils donner tort en cette matière à la SSR après le jugement de Strasbourg? Nous conseillons donc à des plaignants éventuels de ne pas perdre leur temps en démarches vaines. Mais cette situation nouvelle n'est pas nécessairement favorable à la TSR. Quand on a par privilège étatique une puissance considérable dans le domaine de l'information, il est malsain de donner aux citoyens le sentiment d'être sans défense aucune face à ce pouvoir. On se rend compte ces temps (discussions sur la hausse de la redevance) que la SSR n'a pas que des amis, tant s'en faut. Il serait, nous semble-t-il, opportun que la TSR se montre encore plus soucieuse de respecter les règles d'équilibre de l'information formulées jusqu'ici par la loi. Le triomphalisme teinté d'arrogance n'est pas une bonne politique.
Autre conséquence: l'arrêt de Strasbourg ramène en quelque sorte les journalistes de la radio-TV au rang de ceux de la presse écrite qui ne sont pas tenus aux règles fixées par la LRTV. Ce n'est pas une promotion. Si X défend une thèse dans Le Temps, Y pourra dire le contraire dans 24 heures. Qui s'en soucie? Par ailleurs, le monopole de la SSR est déjà sérieusement écorné: radios et TV locales et régionales ont obtenu des concessions. Quelques pour cent de la redevance leur sont maintenant accordés. D'ailleurs la nouvelle loi LRTV qui va entrer en vigueur cette année connaît une adjonction à l'article 4: …Si une zone de desserte est couverte par un nombre suffisant de diffuseurs, l'autorité concédante peut exempter un ou plusieurs concessionnaires de l'obligation de diversité (dans la relation des événements et des opinions, Réd.). On entendra donc moins souvent déclarer comme un argument décisif: «Y zont dit à la Radio, y zont dit à la télé!» Si les journalistes radio-TV voient leur liberté d'expression s'élargir, leur autorité auprès du public diminue d'autant. Pour eux, pas de quoi se réjouir: ils ont maintenant la liberté de dire n'importe quoi. Il ne faut donc pas trop s'émouvoir de l'arrêt de Strasbourg qui va de pair avec une perte de l'autorité de la SSR en matière d'information.
Nous voulons en conclusion tirer une leçon politique de cette affaire: on constate une fois de plus qu'en signant la CEDH, la Suisse se soumettait à un droit souvent étranger à nos conceptions et aux problèmes spécifiques à notre pays. On peut disserter longuement pour savoir à quelles occasions la Suisse (ou des Suisses) auraient «perdu leur honneur». Serait-ce en 1939 en se déclarant neutre et en ne prenant pas ouvertement parti dans la lutte du Bien contre le Mal? La logique voudrait que M. Monnat et les historiens qui l'inspirent aillent jusque-là: il fallait déclarer la guerre à l'Allemagne. Ou est-ce pendant la guerre, alors que le petit face au grand méchant voisin devait ruser et faire des compromis pour tenter de sauver sa vie? Ou en 1945 quand on livrait à l'URSS des internés qu'on envoyait sciemment au goulag? Pour nous, nous sommes certains en tout cas qu'en signant la CEDH, la Suisse a perdu, sinon son honneur, tout au moins une part de sa souveraineté et par conséquent de sa liberté.
Au sommaire de cette même édition de La Nation:
- Les frontières de notre maîtrise – Editorial, Olivier Delacrétaz
- Amour, délice et orgue – Jacques Perrin
- L’église médiévale de Grandson – 900 ans de patrimoine religieux et artistique – Georges Perrin
- Séminaire, mode d’emploi (Ecologie & politique) – Olivier Delacrétaz
- Politique agricole 2011 – Jean-Michel Henny
- Horreur de la mercatique ciblée – Le Coin du Ronchon