Amour, délice et orgue
Il y a quelque temps, lors d’une émission matinale de la TSR 1, les «chroniqueurs» s’émerveillèrent quelques minutes sur le langage des jeunes, louant la concision des SMS et l’«inventivité» de l’argot des banlieues. Puis, M. Stéphane Garelli, professeur à l’International Business School (IMD), radical rollois tendance «lémanique urbain», se plaignit que l’école vaudoise obligeât son fils à apprendre la règle «amour, délice et orgue»; l’enfant en était tout retourné; à l’aube du XXIe siècle, il était plus utile de savoir communiquer efficacement que d’assimiler des vieilleries! L’émission accueillait également Mme Marinette Matthey, professeur associé à l’Université de Lyon 2, linguiste officielle des ondes romandes, qui ne manque jamais de rappeler qu’elle est aussi mère de famille (universitaire et maman d’ados, c’est sympa, non?). Celle-ci renchérit sur les propos deM. Garelli: son fils avait raison de se révolter; on n’avait pas idée de bourrer le crâne des jeunes avec une survivance indigne.
L’espace d’une matinée, l’alliance se renouvelait entre le libéral utilitariste et l’universitaire de gauche, entente cordiale qui causa la victoire d’EVM et favorisera l’adoption de réformes nocives sommeillant encore dans les ordinateurs des technocrates.
«Amour, délice et orgue» concentre dans son archaïsme tout ce qu’un moderne peut détester.
Comme d’autres règles absurdes héritées de temps révolus, il faut apprendre «amour, délice et orgue» par coeur. Cette règle surcharge la mémoire; elle opprime l’intelligence du jeune enfant qui ne demande qu’à «construire son savoir» et à «s’exprimer» avec des «outils langagiers» plus performants; elle le contraint à accepter sans explication un phénomène irrationnel.
Et quand on tente d’expliquer la bizarrerie, il faut pénétrer le corps historique de la langue, en sonder la chair qui vieillit et se durcit, examiner l’affaire dans la durée, et recourir au latin!1 Pour le moderne, faire de l’histoire, c’est retourner dans un monde hiérarchisé, donc mauvais. «Amour, délice et orgue» est un savoir réservé à une bourgeoisie en voie de disparition. Ça ne sert même pas à briller dans les salons de l’IMD où, de toute façon, on parle en anglais.
«Amour, délice et orgue» est élitaire. Ce vestige, non content d’humilier l’intelligence des élèves, en exclut certains. Les étrangers ne peuvent l’apprendre par «immersion», car les «locuteurs» indigènes ne s’en servent pas à «l’oral». Qui parle d’«amours malheureuses», de «délices infinies» et de «grandes orgues», à part certains bourgeois âgés passant pour «cultivés» selon les normes de leur classe en perdition?
Du point de vue du sens aussi, «amour, délice et orgue» sent le vieux. En comparaison du «sexe», l’amour ne pèse rien à l’heure du salon Extasia et des boîtes échangistes. L’orgue fait penser à une musique résonnant dans des églises vides. On pourrait admettre les délices à condition qu’elles passent à la moulinette du bio et de la cuisine moléculaire. On veut bien des délices point trop grasses, hygiéniques, branchées.
Figurez-vous pourtant que, malgré son effarante opacité, «amour, délice et orgue» intrigue encore. Tous les enfants ne s’appellent pas Garelli. Certains élèves sont encore bienveillants envers la langue française. Ils lisent le Cid et aiment ça. Ce sont eux qui font remarquer au professeur qu’au vers 1788 (entre autres), Corneille met le mot amour au féminin singulier dans la bouche de don Sanche, rival malheureux de Rodrigue auprès de Chimène:
Et malgré l’intérêt de mon coeur amoureux,
Perdant infiniment, j’aime encore ma défaite,
Qui fait le beau succès d’une amour si parfaite.
Les élèves ne s’offusquent pas de cette nouvelle complication. Tout espoir n’est pas perdu. Un beau jour, Mme Matthey et M. Garelli seront peut-être «ringardisés» par les générations montantes.
NOTES:
1) Pour ce qui est d’amour, Grevisse donne l'explication suivante:
«Amour n'avait, dans l'ancienne langue, que le genre féminin. C'est pour concilier l'usage ancien et l'étymologie (amor est masculin en latin) que les grammairiens du XVIe et du XVIIe siècle ont établi, non sans subtilité, une différence de genre d'après le nombre. – Pour Vaugelas, quand amour signifiait Cupidon ou quand il était dit de l'amour de Dieu, il était toujours masculin; en dehors de ces deux cas, amour était, selon lui, indifféremment masculin ou féminin (mais il jugeait le féminin préférable).»
Pour ce qui est de délice/délices, il indique que «Délice et délices sont issus, le premier du neutre latin delicium, le second du féminin latin deliciae. Cela explique la variation du genre au pluriel, au XVIIe siècle. – Vaugelas condamnait délice au singulier.»
Pour orgue, il indique que le genre «a été hésitant dès le Moyen Age, à cause de l'initiale vocalique. C'est par réaction étymologique (le latin organum est neutre) que ce nom est devenu masculin, du moins au singulier.»
Au sommaire de cette même édition de La Nation:
- Les frontières de notre maîtrise – Editorial, Olivier Delacrétaz
- L’église médiévale de Grandson – 900 ans de patrimoine religieux et artistique – Georges Perrin
- Qu’est-ce que la Suisse a perdu? – Ernest Jomini
- Séminaire, mode d’emploi (Ecologie & politique) – Olivier Delacrétaz
- Politique agricole 2011 – Jean-Michel Henny
- Horreur de la mercatique ciblée – Le Coin du Ronchon