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La réforme scolaire et le mépris des métiers

Olivier DelacrétazEditorial
La Nation n° 1832 14 mars 2008
Dans le numéro de février de L’Educateur, organe du Syndicat des Enseignants Romands, M. Jacques Daniélou signe un éditorial bizarrement intitulé «Ecole 2010» ou le syndrome du cervelas. Il s’agit d’une mise en ambiance assez grossière destinée à faire passer les partisans de l’initiative pour des brutes ignares et rétrogrades. Voici comment, selon lui, ces derniers conçoivent l’enseignement: Aux meilleurs, le savoir libérateur et aux autres – la majorité, il s’entend – du basique, du coriace, du bien carré. Des pompes, du drill et du biribi! Car un travailleur manuel, il ne faut pas que ça se coltine avec la beauté du Monde, avec l’art ou la littérature et la liberté: il faut dès 12 ans une voie qui «prépare aux métiers». Mépris des mômes, mépris des métiers, mépris des apprentis, mépris des travailleurs… Tout l’article est à l’avenant.

Quand M. Daniélou oppose le savoir «basique» et le savoir «libérateur», on suppose qu’il fait allusion à une école qui dispenserait un savoir purement utilitaire, destiné à mettre des exécutants dociles et jetables à la disposition des employeurs. Cette crainte de l’utilitarisme scolaire est fondée, mais il se trompe de cible en s’attaquant à l’initiative et au savoir «basique». Ce n’est pas le savoir «basique» qui prive l’élève de liberté ou l’empêche d’accéder à la vérité et à la beauté. Au contraire, quoi de plus basique que d’apprendre à lire, à écrire, à compter, et en même temps, quoi de plus libérateur? Tout le monde, l’intellectuel autant que le manuel, a besoin d’une formation basique aussi solide et large que possible. Les acquisitions ultérieures n’en sont jamais que des développements.

Ce sont les bases imprécises et les formations inachevées qui vous jettent sans défense dans la foire d’empoigne du marché du travail et vous condamnent aux petits jobs et à la stagnation professionnelle. Et c’est précisément cette impréparation à la vie que les initiants reprochent aux méthodes modernes de favoriser.

Quand M. Daniélou parle des pompes, du drill et du biribi, c’est à l’effort qu’il en a, à l’apprentissage par coeur, à la répétition jusqu’à matière connue, à la connaissance systématique des règles, au travail poussé jusqu’à son terme. On sait bien que tout ça ne suffit pas. On a tous connu des enseignants pour qui la littérature se résumait à l’accord des participes passés et le latin aux sens du mot cum. On a tous eu des «singes savants» parmi ses camarades d’école. Et alors? Que le nécessaire ne soit pas suffisant ne l’empêche pas d’être nécessaire!

Nous avons tous besoin de pompes, de drill et de biribi, de l’enfant qui force ses méninges à retenir les déclinaisons au musicien chevronné qui s’impose quotidiennement gammes et arpèges pour entretenir son art, en passant par l’employé qui bûche tous les soirs sur sa maîtrise fédérale et l’apprenti qui apprend à limer plat et rentre à la maison les mains couvertes d’ampoules. C’est le même effort. C’est la lutte de chacun en vue de la perfection, contre ses propres pesanteurs, contre la satisfaction de soi. Il n’est pas jusqu’à la vie spirituelle qui ne demande un dur effort sur soi-même, des exercices et de la régularité.

En ce qui concerne la «beauté du Monde», les écoliers vaudois ont toujours été richement servis dans le domaine littéraire. La réforme scolaire restreint plutôt l’offre dans la mesure où elle ne cesse de retarder et de diluer l’acquisition des savoirs de base. Pour la musique, la fermeture précipitée de l’Ecole normale a mis au rancart, scolairement parlant, une tradition musicale féconde. Quant aux arts plastiques et à l’architecture, ils ont toujours été les parents pauvres de l’Ecole vaudoise. Ils le sont restés sous la réforme.

Nous accordons à M. Daniélou que le mépris pour les métiers est une marque certaine d’imbécillité. Ce qu’il ne voit pas, c’est que la réforme scolaire contribue à ce mépris en radicalisant les préjugés en faveur de la formation intellectuelle. C’est toute l’ambiguïté de la formule «égalité des chances», qui signifie en réalité «égalité des chances de faire des études». Qu’un enfant intelligent puisse ne pas accéder à l’université, voilà qui est inacceptable aux yeux des réformateurs scolaires. Il n’est pas excessif de dire que ce refus est l’un des moteurs essentiels de leur action depuis près d’un demi-siècle.

L’obsession universitariste s’est étendue aux parents. Beaucoup d’entre eux exercent des pressions incroyables sur les enseignants et les directeurs pour éviter à leur enfant ce déshonneur suprême: ne pas entrer en pré-gymnasiale, ne pas continuer dans une haute école. A la limite, peu importe ce qu’il y aura appris et ce qu’il en fera.

La survalorisation des professions intellectuelles entraîne automatiquement un certain mépris à l’égard des formations non universitaires, pour les métiers auxquels elles conduisent et finalement pour ceux qui les exercent. C’est ici que se dissimule l’articulation perverse de la mécanique réformatrice.

L’élève qui, malgré l’écolage gratuit, les interventions parentales, les leçons privées du samedi matin, les cours d’appui, passerelles et autres remédiations, n’arrive pas à entrer en pré-gymnasiale finit par apparaître, même à ses propres yeux, comme une sorte de raté. Il a eu toutes ses chances…et il ne les a pas saisies.

Cette perspective faussée engendre un immense gâchis moral et social.

En réalité, si, pour un motif ou un autre, un enfant intelligent ne fait pas le gymnase, il doit savoir que ce n’est dramatique ni pour lui ni pour la société. Il pourra très bien appliquer son intelligence à son travail, à la vie de son entreprise, au développement des techniques et des procédés, à l’enseignement dans une école professionnelle, à la représentation du métier face aux patrons ou face à l’Etat, que sais-je?

La société est un réseau complexe de services réciproques innombrables. Ce réseau ne fonctionne que s’il y a des personnes intelligentes à toutes les connexions, dans toutes les activités professionnelles. Dans cette perspective d’ensemble, chacun joue, à sa place et selon ses capacités, un rôle utile à tous. Et le mépris s’attache non à une activité en soi, mais au mauvais travail et à son auteur, peu importe qu’il soit boulanger ou avocat, ouvrier, artiste, commerçant, banquier ou enseignant.

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