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L’histoire, classique ou «critique»?

Olivier DelacrétazEditorial
La Nation n° 1887 23 avril 2010
Les polémiques autour de la commémoration de la mort du Général ont mis aux prises deux approches totalement opposées de la deuxième guerre mondiale. La première peut être qualifiée de «classique». La seconde est dite «critique» par ceux-là mêmes qui la pratiquent.

L’historien «classique» se place toujours d’un certain point de vue, en l’occurrence celui de la Confédération. La survie de la Suisse lui servira de référence et de critère interprétatif. Cela ne l’empêchera pas de conduire ses recherches selon les règles de la science historique: collecte systématique des faits, même désagréables, mise en lumière proportionnée des relations de cause à effet, comparaison avec des situations analogues en d’autres époques et d’autres lieux, conclusions soumises à la clause du plus ample informé.

Dans le cas du Général et sous la pression du sentiment populaire, la menace d’une dérive hagiographique est constante. Les auteurs de l’ouvrage récemment paru Le Général Guisan et l’esprit de résistance1, Jean-Jacques Langendorf et Pierre Streit, rectifient la légende dorée non pas en dénonçant vertueusement les «zones d’ombre» d’Henri Guisan – qui n’en a pas? –, mais en serrant la vérité d’autant plus près, en examinant, toujours dans la perspective confédérale, les avantages et les inconvénients de la stratégie adoptée. Ils ne se gênent pas pour mentionner les maladresses et les erreurs du commandant en chef. Ainsi des contacts pris au début de la guerre avec les forces françaises, et dont les Allemands eurent connaissance en 1940. Ils n’étaient pas répréhensibles en soi, s’agissant de mettre sur pied un plan B pour le cas où, la dissuasion ayant échoué, les Allemands nous envahiraient. En revanche, la neutralité aurait exigé qu’on organise une rencontre similaire avec l’autre partie, ou alors qu’on s’abstienne complètement… à tout le moins que la rencontre avec les Français ne laisse pas de trace compromettante.

L’historien classique ne prétend pas avoir réponse à tout. Il sait que certains faits, parfois déterminants, échappent par nature à ses investigations, l’obscure intuition qui modifie le plan d’action à la dernière minute, l’accident qui sabote le plan le plus avisé, la décision fausse qui tourne bien, les malentendus, la chance, le hasard. Il évite le jugement moral des acteurs, d’abord parce qu’il est un scientifique qui ne s’occupe que des faits et des enchaînements de faits, ensuite parce que les moeurs et les idées reçues évoluent et qu’il extrêmement difficile de se replacer dans la mentalité d’une époque de crise. Il garde enfin à l’esprit qu’au moment des faits, les décideurs, contrairement à lui cinquante ans plus tard, ignoraient quand et comment finirait la guerre, et qui la gagnerait.

La différence décisive entre cette approche et l’approche «critique» repose sur le rôle que chacune attribue à l’idéologie nazie. L’historien classique constate que l’idéologie nazie, ou autre, d’ailleurs, décuple les horreurs de la guerre, qu’elle autorise les pires atrocités, qu’elle pousse à la guerre totale et tend, finalement, à l’anéantissement de l’ennemi. Pour autant, il ne considère pas qu’elle rende caduque la finalité traditionnelle de la guerre, qui reste la survie du pays et de sa population, la préservation de l’intégrité de son territoire et de son indépendance. C’est de ce point de vue là qu’il continue à juger la valeur des actes des autorités: la Suisse n’a pas été envahie; le Général n’a pas abusé de son pouvoir et n’a pas cherché à le conserver au-delà du nécessaire; la paix intérieure n’a pas été entamée et les dégâts sociaux de la mobilisation ont été circonscrits par des mesures sociales; enfin, la Suisse encerclée a recueilli bon nombre de réfugiés. On peut donc, pour l’essentiel, donner décharge aux autorités en les remerciant pour les excellents services rendus.

L’historien «critique» en juge tout autrement. Pour lui, la deuxième guerre mondiale ne fut pas simplement un affrontement particulièrement brutal d’Etats territoriaux. Ce fut une lutte métaphysique entre le bien et le mal. Le surgissement de l’idéologie nazie a radicalement modifié l’essence de la politique et par conséquent le sens, les méthodes et les buts de la recherche historique.

Refusant d’aborder les choses d’un point de vue limité au bien commun de la Confédération, l’historien «critique» veut adopter une perspective globale et morale. La distance qu’observe l’historien classique à l’égard des faits, son sens des proportions, sa retenue en matière morale n’ont pas lieu d’être. Au contraire. Face à la peste brune, il faut frapper fort, arracher les masques, casser les certitudes mensongères.

Car le mal est partout et il est partout caché, nié par les autorités civiles et militaires de l’époque, plus ou moins tentées par l’alignement, camouflé par les auteurs félons de l’«histoire officielle», oublié par tous ceux qui ont profité directement ou indirectement de nos compromissions avec le troisième Reich, soit, en fin de compte, à peu près tous les Suisses.

Le premier accusé et le premier condamné, c’est la neutralité. Face au mal absolu que représente le nazisme, c’est une infamie que de prétendre rester neutre! Il est possible que la neutralité ait permis à la Suisse d’éviter la guerre, mais ce fut au prix d’une déchéance morale intolérable. Elle a fait des Suisses les embusqués de l’histoire et les profiteurs du malheur des autres. Par solidarité avec ses voisins, il eût mieux valu qu’elle connaisse l’invasion, l’occupation et l’épuration.

La rencontre de Biglen, le 3 mars 1943, visant à convaincre Walter Schellenberg de la volonté suisse de s’en tenir à une neutralité intégrale, fut une véritable trahison. Non une trahison du Général envers la Suisse – il ne faisait somme toute que reprendre la position du Conseil fédéral –, mais une trahison de la Suisse envers l’humanité. Négocier ou simplement discuter, c’était traiter l’Allemagne nazie comme un Etat ordinaire, c’était l’humaniser.

A partir de là, rien n’échappe à la «critique»: la réunion du Grütli fut une «duperie»; le Réduit était une «souricière» pour l’armée et un abandon pur et simple pour la population civile du plateau; démobilisant une partie importante du contingent, la stratégie du Réduit permettait de relancer l’effort industriel au profit de l’Allemagne. Et Bergier de conclure publiquement, et sans la moindre contestation du Conseil fédéral: «La politique de nos autorités a contribué à la réalisation de l’objectif nazi le plus atroce: l’Holocauste.»

L’historien «critique» se veut moraliste, procureur et juge, Il se fait même journaliste people, si la cause l’exige. Hans Ulrich Jost: «En fait, ce que le Général a le mieux réussi, c’est son mariage avec une femme de famille aisée, ce qui lui a permis de mieux organiser sa vie privée.»

Disproportion entre les faits allégués et les conclusions, recours massif aux associations d’images, aux amalgames et aux invectives, hypothèses présentées comme des certitudes, mépris des historiens classiques, déconsidération intellectuelle et morale de l’adversaire: au fond, rien de très neuf, c’est un retour pur et simple aux vieilles formules de l’Agitprop et de la Propaganda Staffel. En matière de recherche de la vérité, l’histoire «critique» conduit à une régression fantastique.

Quant à la lutte contre l’idéologie nazie, l’histoire «critique» ne tend pas à revenir à des conceptions plus respectueuses des faits et des personnes, mais à promouvoir une autre idéologie et ses propres critères: primauté des facteurs économiques, lutte des classes, loi des suspects et révolution. Les marxistes, avoués ou non, mènent le bal. Les autres sont de bons bourgeois socialistes ou libéraux qui suivent par conformisme moral ou carriérisme.

On juge l’arbre à ses fruits. Le seul résultat durable de ce travail prétendument «critique» est d’avoir engendré chez les Suisses, dans leurs médias et plus encore chez leurs autorités un sentiment paralysant de culpabilité, le mépris des ancêtres et la honte de soi, en un mot, une faiblesse fondamentale qui nous livre sans réaction à toutes les attaques de l’extérieur et de l’intérieur.

L’historien «critique» rétorquera que c’est bien cela qu’il a voulu.


NOTES:

1 Cabédita, Bière, 2010.

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