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L’avenir de la liberté d’expression

Olivier DelacrétazEditorial
La Nation n° 2010 23 janvier 2015

Usagers réguliers de la liberté d’expression, nous la considérons comme un auxiliaire indispensable de la réflexion philosophique, scientifique ou politique. Notre connaissance des faits est toujours un peu lacunaire, nos interprétations jamais totalement indemnes d’idéologie et, par conséquent, nos idées jamais parfaitement limpides, complètes et précises. La confrontation avec d’autres idées, même très éloignées, nous permet de mieux dégager la vérité de sa gangue, de rectifier nos excès, de compléter nos manques.

Et puis, on ne persuade pas ses adversaires en les faisant taire ou en les ignorant. D’ailleurs, aucune idéologie, si funeste soit-elle, n’est complètement dépourvue de sens ou, du moins, de raison d’être, fût-ce à titre de réponse erronée à un vrai problème. Et ce n’est qu’en partant de ce qui est sensé dans la position adverse qu’on peut dialoguer efficacement. La liberté d’expression laisse vivre l’ivraie de l’erreur par souci de préserver le bon grain de la vérité.

Pour le surplus, il n’existe aucun droit moral ou philosophique qui permettrait à un journal quelconque de blesser sciemment, gratuitement et d’une façon réitérée les mœurs de la population et le sentiment religieux des croyants. Tout au plus le talent et l’humour permettent-ils de dépasser quelque peu les bornes. Mais ce n’est pas sans danger, comme on sait, tout le monde n’étant pas sensible au talent et à l’humour.

Charlie se rattachait à une vieille tradition anarchiste française. Pour ses tenants, la liberté d’expression est l’instrument privilégié d’une lutte sans merci contre ces ennemis de la liberté individuelle que sont la famille, l’Eglise – principalement catholique – et l’Etat, par conséquent l’armée, la police, les tribunaux et les prisons. Ainsi de l’Assiette au Beurre dans le premier quart du siècle passé, férocement anticléricale, anticapitaliste et antimilitariste.

Charlie Hebdo y ajouta la révolte adolescente, l’irréalisme gauchiste et la frénésie consumériste. La compilation de ses mille premières couvertures1 offre un bon résumé de ses positions. Sa violence à l’égard des mensonges, de la corruption et des ridicules des gens en place était une thérapie salutaire pour ses lecteurs et même pour ceux qui, sans le lire, savaient que Charlie existait. Mais, trop souvent, il se contentait de choquer sans autre motif que de se faire plaisir.

Le problème des rédacteurs de Charlie fut que beaucoup de «soixante-huitards» avaient entamé une carrière politique qui les conduisit aux plus hautes charges. Là, ils continuèrent de s’en prendre aux institutions traditionnelles, non plus à coups de pavés, mais à coup de lois et de règlements. Cette espèce d’anarchisme d’Etat privait Charlie d’une part de sa raison d’être. Nolens volens, le journal se voyait intégré au système. Sa liberté n’était plus que d’exprimer d’une façon outrancière ce que pensait la classe au pouvoir. La transgression tournait à vide, les blasphèmes tombaient à plat, le cri de révolte originel avait mué en provoc’ de routine.

Cette interpénétration du pouvoir et de la contestation trouva son apothéose dans la manifestation fusionnelle et confusionnelle du 11 janvier, avec toute l’officialité, la police acclamée comme le bras armé de la liberté d’expression, le glas de Notre-Dame saluant les blasphémateurs et l’ancienne ministre Jeannette Bougrab invitant à les panthéoniser. Ne manquait que le santo subito !

Le soufflé émotionnel est retombé. L’union de surface s’est défaite. Des questions et des critiques au sujet des caricatures de Mahomet se font entendre, notamment de la part de jeunes qui jugent l’humour de Charlie daté – l’humour de papa! – et déplacé. La télévision a montré de jeunes écoliers français discutant avec leur instituteur. Tous, à deux exceptions près, estimaient qu’on ne pouvait pas tout dire sur la religion. Pour la génération montante, 68 a vraiment fait son temps. Il n’est plus interdit d’interdire. Le maître eut beau leur rappeler le droit chemin républicain et la légalité de la liberté d’expression, ils n’étaient pas convaincus.

De nouvelles questions se posent chaque jour. Charlie pourra-t-il continuer, privé de Cabu et Wolinsky? Sera-t-il subventionné par l’Etat? Que va-t-il arriver aux chrétiens des pays musulmans qui paient dans les flammes de leurs églises les dernières provocations charlistes tirées à sept millions d’exemplaires? Notre-Dame de Paris va-t-elle sonner le tocsin? La rédaction de Charlie reconnaîtra-t-elle sa responsabilité? Et, pour en revenir à notre sujet, que va-t-il advenir de cette liberté d’expression, dont tout le monde a proclamé la beauté, la grandeur, la nécessité et l’intangibilité?

A chacune de ses interventions, le premier ministre Valls l’a désignée comme la base et le couronnement de la République. Il en avait plein la bouche. Il n’est dès lors pas absurde de craindre que la protection de la liberté d’expression ne se réduise à la protection d’un prêche monocolore sur les «valeurs républicaines», toute autre opinion, toute critique de ces valeurs, toute mise en cause du principe égalitaire étant considérée a priori non comme une idée à discuter, mais comme un «discours de haine et d’exclusion» appelant la délation, les condamnations pénales et l’exil intérieur.

Notes:

1 Charlie Hebdo – Les mille unes, Editions Les Echappés, 2011.

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