Identification
Veuillez vous identifier

Mot de passe oublié?
Rechercher


Recherche avancée

La force de la vérité: Léon Bloy

Lars Klawonn
La Nation n° 2010 23 janvier 2015

Dans sa lettre à un Polonais qui désire écrire sa biographie et le prie de le documenter, Léon Bloy répond: «Ma vie de misère est racontée dans Le Désespéré, dans la deuxième partie de La Femme pauvre et dans Le Mendiant ingrat. […] Cette documentation doit vous suffire…»1

Né à Périgueux en 1846, Léon Bloy est le fils d’un ingénieur athée et d’une mère mystique d’origine espagnole. A l’âge de seize ans, il compose une tragédie. Son père désapprouve ses ambitions littéraires et lui ordonne d’y renoncer. Il étudie alors le dessin industriel. Son père lui procure un emploi à Paris. Anarchiste athée en révolte, il hait le Christ et son Eglise. En 1869, il rencontre Barbey d’Aurevilly qui le prend en amitié et lui fait lire Joseph de Maistre. C’est alors que Léon Bloy se convertit à la foi catholique.

La misère matérielle est le plus fidèle compagnon de l’écrivain. Il occupe successivement plusieurs petits emplois en tant que comptable, commis de bureau, journaliste, dessinateur, etc. Premières publications littéraires à partir de 1890. Mais l’insuccès de ses œuvres se répétera jusqu’à la fin de sa vie. N’ayant souvent plus d’emploi stable, Bloy est couvert de dettes et vit de charités. Après deux liaisons passionnelles avec Anne-Marie Roulet (La Véronique du Désespéré) et Berthe Dumont (la Clothilde de La Femme pauvre), il épouse Jeanne Molbeck, fille d’un poète danois, en 1890. Ils ont quatre enfants, deux garçons, qui meurent de misère en bas âge, et deux filles.

Paru en 1897, La Femme pauvre2, roman situé à l’époque de la IIIe République, dresse le portrait de la veuve Maréchal, une vraie mégère, et de son compagnon, la fripouille Isidore Chapuis. Dès le début, Bloy établit le rapport entre le Ciel et les égouts: «Sans Barabbas, point de Rédemption. Dieu n’aurait pas été digne de créer le monde, s’il avait oublié dans le néant l’immense Racaille qui devait un jour le crucifier.» Portrait de la racaille, donc.

C’est dans ce milieu pauvre et ignoble des faubourgs de Paris que grandit Clotilde, enfant du premier lit de la veuve Maréchal, et héroïne tragique de ce roman d’une beauté féérique. Cette jeune fille, «pauvre être abandonnée», «agonisant de la soif d’amour», est d’une noblesse et d’une douceur extrêmes. Elle ne ressemble en rien à sa mère. La vilenie de son entourage qu’elle est forcée de subir, la remplit de dégoût et de désespoir. C’est une âme pure qui offre ses larmes à Dieu dans les Eglises. «Ses oreilles ne lui avaient guère permis d’ignorer les fanges les plus intimes de l’humanité d’en bas! Mais le ramage vicieux de ces impubères ne pénétrait pas dans son âme, qui demeurait aussi chaste que le rosaire d’une visitandine.» Ce pauvre être en douleur en même temps qu’animé du désir de vivre fera des rencontres qui décideront de son destin. A commencer par celui d’un missionnaire qui lui fait une prédiction: «Quand vous serez dans les flammes, souvenez-vous du vieux missionnaire qui priera pour vous au fond des déserts.»

Est-ce que cette âme pure le restera jusqu’au bout? On ne dévoilera pas ici le dénouement de ce merveilleux roman. Seulement ceci: les cœurs tendres aux ambitions égalitaires et pacifistes risquent d’être déçus. Ici, la charité est chargée du glaive. Ici, la fiction, comme le chameau, passe par un trou d’aiguille. On est loin des épiciers de la vraisemblance et de la plausibilité. C’est une littérature singulière et hallucinée qui, aux certitudes néfastes, préfère les inquiétudes salutaires. On l’aura compris: le naturalisme n’est pas le fait de Bloy, bien au contraire. On est aux antipodes de Zola, qu’il déteste d’ailleurs copieusement. Au point qu’il a même publié un violent pamphlet satirique contre lui, intitulé Je m’accuse… Le narrateur de Zola ne juge jamais ses personnages sinon de manière insidieuse. Pour lui, l’homme est déterminé par son milieu et par les instincts. Le milieu crée l’homme. Si le milieu où on grandit est pauvre et malfaisant, comment ne pas le devenir à son tour? Chez Zola, personne n’échappe à son milieu. Il n’y a chez lui aucune dimension chrétienne. Tout va vers la déchéance finale. C’est une mécanique implacable et sans issue.

La vision de Bloy est radicalement différente: être pauvre, méprisé, humilié, outragé, c’est grave, mais être privé de Pain, d’Espoir, d’Amour et d’Absolu, c’est pour lui plus grave encore. Lorsqu’il n’y a plus de salut, plus de rédemption, lorsque les méchants sont autant récompensés que les bons, il n’y a plus qu’à crever, ou à devenir fou ou riche au plus vite et par tous les moyens. Hélas on en est là. Notre monde est sans miséricorde parce qu’il est sans Dieu.

Bloy est visionnaire. Pour lui, la pauvreté n’est pas misérable. Elle est noble. Il dit qu’il en existe deux sortes, «celle facile, intéressante, et complice, qui fait l’aumône à l’hypocrisie du monde» et celle difficile «révoltante et scandaleuse, qu’il faut secourir sans aucun espoir de gloire et qui n’a rien à donner en échange».

Léon Bloy écrit ce qu’il pense, ce qu’il sent tout au fond de son cœur meurtri, et qui ne saurait plaire ni aux gens riches, ni aux Etats, ni à l’Eglise. Il demande l’aumône à tout le monde, même à ses ennemis, ne refuse l’argent de personne, mais ne fait jamais rien pour se vendre. Martyr dans l’âme, sa force de vérité lui vient du fait qu’il refuse de s’agenouiller ailleurs que sur un prie-Dieu tandis que l’homme nouveau s’agenouille partout sauf sur un prie-Dieu.

Léon Bloy est l’un des plus grands écrivains français. Presque cent ans après sa mort, il n’a toujours pas fait son entrée dans la Pléiade. Est-ce parce que, pour lui, il n’y a pas de salut en dehors du Christ et de son Eglise?

Notes:

1 Dans Mon Journal (1896-1900), 1904.

2 Disponible aux éditions De Borée, Paris.

Vous avez de la chance, cet article est en accès public. Mais La Nation a besoin d'abonnés, n'hésitez pas à remplir le formulaire ci-dessous.
*


 
  *        
*
*
*
*
*
*
* champs obligatoires
Au sommaire de cette même édition de La Nation: