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Les mystères de la péréquation

Jean-François Cavin
La Nation n° 2010 23 janvier 2015

La péréquation intercantonale suscite quelques tensions, ces temps-ci, entre Etats confédérés. Les Chambres, en effet, mettent au point l’arrêté qui réglera dans le détail les flux de fonds entre riches et pauvres pour la période quadriennale 2016-2019. Les cantons et demi-cantons donateurs, au nombre de neuf, ont tenté d’obtenir un allègement; les bénéficiaires ont bloqué la manœuvre au Conseil des Etats, où ils détiennent la majorité. Il y aura encore des débats animés au National ce printemps.

Le système repose sur une idée simple: la solidarité confédérale interdit qu’un écart béant se creuse entre les cantons prospères et les autres, plongés dans la misère et le sous-équipement. Il ne doit pas exister de tiers-monde au sein de la Suisse. Et un soutien par versement global vaut mieux que la multiplication de subventions versées sous cent prétextes au prix de mille contrôles.

Mais la mécanique, résultant d’un marchandage minutieux, est extrêmement complexe. L’alimentation du fonds de péréquation et son utilisation reposent sur le potentiel des ressources fiscales des divers cantons, mesuré selon trois critères de base agrémentés de plusieurs cautèles. A cette caisse de compensation intercantonale se superpose la mise à disposition, pour une somme plus élevée encore, de fonds fédéraux (mais dont la source principale se trouve forcément dans les cantons riches) attribués en fonction de certaines charges spéciales supportées par les cantons; ce supplément est distribué selon des critères aussi variés que l’altitude des zones d’habitation et de culture du sol, la dispersion et la faible densité de l’habitat, mais aussi le poids des grandes agglomérations (comment nier la contradiction!), l’intensité de la pauvreté, le nombre des vieillards et des jeunes en formation (idem!), des chômeurs, des toxico- dépendants, des étrangers en quête d’intégration. Ajoutez une grosse pincée de millions pour des cas de rigueur, agitez avant l’emploi, versez dans la marmite budgétaire des destinataires et analysez le résultat.

Premier des bénéficiaires au classement par habitant (2 388 francs par tête), le Jura peut se féliciter que l’alliance confédérale ne néglige pas son dernier-né, qui lui causa tant de souci. A l’écart des grands axes et du monde des affaires, il n’a pas profité de la souveraineté politique pour bâtir une économie dynamique.

Ensuite viennent les cantons des Alpes. Le Valais d’abord (1 792 francs par habitant), pays de montagnes abruptes. Et la montagne coûte cher: des routes taillées dans le roc, à libérer des éboulis, à dégager de la neige durant les longs hivers, à rétablir après le gel; des défenses contre les avalanches; des torrents à maîtriser; des coûteux transports publics au fond des vallées… Et en contrepartie, quasi rien: la houille blanche a été confisquée par les seigneurs du Plateau, qui ont d’ailleurs maintenant les poches vides; le tourisme peine avec le franc fort. Le Valais est pauvre, on le constate à Verbier, à Crans, à Zermatt; le Valaisan moyen est pauvre: juste une maison de famille (à la valeur cadastrale infime), quelques vignes (mais l’encaveur paie mal), un ou deux mayens (que Franz Weber interdit de transformer pour la location). Le secours confédéral est donc largement justifié. Les Valaisans eux-mêmes n’en doutent pas; la manne fédérale, d’ailleurs, ils ne la demandent pas; ils l’exigent comme un dû. Et – miracle – cela n’altère pas leur indépendance. Honorons cette fierté.

Après les Grisons (1 398 francs par habitant), voici Berne (1 253 francs par personne). C’est le canton qui reçoit le plus gros paquet en chiffres absolus, vu l’importance de sa population. Il a aussi ses montagnes, même si Adelboden, Kandersteg, Grindelwald et Gstaad ne donnent pas vraiment l’image de hameaux miséreux. Mais, dira-t-on, ses grasses campagnes, ses plaines larges et fécondes? Sa position centrale propice à la concentration des forces du pays? Ces atouts indéniables ne suffisent pas; car l’élite bernoise n’a jamais été industrieuse (Bienne étant l’exception aux confins du Jura). LL.EE. guerroyaient un peu et, surtout, administraient leurs domaines, chez eux et dans leurs colonies argoviennes et vaudoises. Ils administrent encore, dans les offices fédéraux. Berne gère, mais ne crée pas de richesse. La Berne fédérale alimente donc la Berne ursidée.

Le vrai mystère, c’est Fribourg, qui reçoit 1 496 francs par âme, davantage que les Grisons et que Berne! Ce n’est pourtant pas un canton de montagne. Il y a bien le Moléson, qui toutefois culmine assez modestement pour que, de son haut, on y voie ma maison. Ce n’est pas non plus un canton dont le chef-lieu est assez important pour qu’on y trouve des centaines de cas sociaux en perdition dans d’interminables banlieues anonymes. Et ses districts ne manquent pas de ressources: la prospérité de la Riviera rejaillit sur la Veveyse, Bulle est en belle expansion, Morat respire l’aisance, la Singine et l’agglomération de Fribourg accueillent en résidence fiscalement juteuse des pendulaires bien nantis travaillant dans la ville fédérale. Comment dès lors expliquer l’abondance de la manne péréquative? Il n’existe peut-être pas d’autre explication que l’habileté des Fribourgeois. Derrière leurs airs bonasses, ils sont malins. Rappelons-nous leur offensive menée avec succès pour que la N12 soit construite avant toute autre liaison autoroutière nord-sud; Bulle en a largement profité. Probablement qu’ils ont su se faufiler humblement dans le cortège des demandeurs, jouer en virtuoses des critères légaux, produire les bonnes statistiques au bon moment et plumer leurs voisins sans avoir l’air d’y toucher.

Ainsi va la Suisse. A chacun son truc. L’entente confédérale consiste à tolérer les ruses du voisin pour que celui-ci vous laisse libre de jouer votre propre jeu.

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