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Un quintette de l’autre Regamey!

Jean-Blaise Rochat
La Nation n° 2226 5 mai 2023

Le compositeur et orientaliste Constantin Regamey (1907-1982) n’a pas de parenté directe avec son homonyme et quasi contemporain Marcel (1905-1982). Né à Kiev de père vaudois et de mère polonaise, il passe son enfance dans cette ville. Fuyant les troubles de la guerre civile, il s’établit avec sa mère à Varsovie où il demeure de 1920 à 1944. Il est très actif dans le milieu musical (rédacteur en chef de Muzyka Polska) et universitaire (chargé de cours de philologie indienne à l’Université). De la fin de la guerre à sa mort, il enseigne la littérature et la linguistique des langues slaves et orientales dans les universités de Fribourg et Lausanne. Il était capable de s’exprimer dans plusieurs dizaines de langues! Parallèlement il continue une carrière de compositeur qui lui vaut l’admiration de ses pairs, et des froncements de sourcils de la part d’un public plutôt conservateur.

En tant que musicien, Regamey est aujourd’hui un peu négligé, ayant laissé hélas le souvenir tenace d’un compositeur au langage complexe, presque ésotérique. En épigraphe du catalogue du Fonds musical Constantin Regamey édité par la Bibliothèque cantonale et universitaire de Lausanne, figure cette citation de 1955: «Tout ce que j’écris, au lieu d’être anonyme et soi-disant “objectif “, passe par le filtre de ma sensibilité personnelle. Je veux faire de la musique expressive. Cela ne signifie nullement, bien entendu, de la musique a? programme, descriptive ou sentimentale. Mais j’accepte qu’on me qualifie de néoromantique. Si parfois, ma musique paraît hermétique a? quelques-uns, je ne l’ai pas voulu ainsi. Pour moi, elle est toujours claire et je pense qu’un peu d’habitude la rendra claire a? tous. L’hermétisme en soi ne m’attire pas.»

Une seule de ses œuvres garde une faveur relative des interprètes et du public, son Quintette pour clarinette, basson, violon, violoncelle et piano, composé entre 1942 et 1944 et donné en création clandestine au Café Arkadia de Varsovie le 6 juin 1944, quelques semaines avant le déclenchement de l’Insurrection. Protégé par son passeport suisse, Regamey aurait pu quitter la Pologne en guerre dès 1940; mais il a préféré partager, après les années heureuses, les épreuves des temps terribles avec ses autres compatriotes. Privé de ses fonctions journalistiques et académiques, Konstanty gagnait sa vie comme pianiste de bar, tout comme son ami Witold Lutos?awski.

Fruit d’une captation lors du festival de Lockenhaus en Autriche l’été dernier, la récente parution de ce quintette révélera à ses auditeurs époustouflés un chef-d’œuvre singulier qui n’a de pareil, dans un langage très différent, que le Quatuor pour la fin du temps d’Olivier Messiaen, écrit à la même époque dans un stalag en Poméranie. Le quintette de Regamey ne puise pas sa force expressive dans un désespoir que les circonstances tragiques auraient pu lui inspirer. C’est une œuvre très personnelle qui explore avidement toutes les techniques modernes, afin de les réunir dans un langage qui joue sur les contrastes entre une énergie jubilatoire à la Prokofiev et un lyrisme d’une mélancolie raffinée digne du meilleur Berg. Le mélomane d’aujourd’hui est saisi par l’urgence qui a dicté cette création: le musicien, traqué par l’incertitude des lendemains, par la présence quotidienne de la destruction et de la mort, a livré tout ce qu’il savait en musique dans cette composition éclectique et juvénile, comme si ce devait être son testament. Aussi, même les prudentes et libres incursions dans l’écriture dodécaphonique restent ancrées dans une perception tonale.

La première pièce de ce remarquable CD est un autre chef-d’œuvre terrible: le Trio à cordes op.45 de Schönberg. Afin de ne pas allonger cet article, je laisse à l’auditeur – qui a intérêt à s’accrocher – de se livrer à l’éprouvante expérience sonore d’une pièce ultra expressionniste qui raconte les péripéties autobiographiques d’une crise cardiaque. Tout y est: arrachement, arythmie, essoufflement, angoisse, apaisement, espérance, nostalgie… Schönberg ne se remettra jamais complètement de cet infarctus. Le mélomane non plus.

Références:

Schoenberg, String trio; Regamey, Quintet for clarinet, bassoon, violin, cello and piano, Ilya Gringolts, Lawrence Power, Nicolas Altstaedt, Reto Bieri, Bram van Sambeek, Alexander Lonquich. CD Alpha 948, 2023. Disponible en streaming chez Spotify ou Qobuz.

Sur YouTube, une autre interprétation du quintette de Regamey est disponible. Et un émouvant Plan fixe sur Constantin Regamey.

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