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Nausée bureaucratique

David Verdan
La Nation n° 2226 5 mai 2023

Un court trajet en train entre Cossonay et Malley m’a donné matière à réflexion sur le milieu toujours plus étouffant dans lequel nous évoluons. J’ai en effet été pris d’une légère, mais bien réelle nausée à la vue du nouveau siège romand des CFF qui borde les rails de Renens. Ce n’est pas tant que son architecture soit particulièrement repoussante. Elle est aussi triste et dénuée d’inspiration que le reste de nos ouvrages contemporains. Non, en l’occurrence, mon malaise est venu à la pensée des employés de bureau qui seront contraints d’y travailler dans une odeur de moquette synthétique.

Comme à l’accoutumée, les façades de ces imposantes tours sont recouvertes de vitrages fixes dont il est impossible d’ouvrir les battants pour prendre l’air. L’atmosphère de ces bâtiments étant contrôlée à l’avance par des ingénieurs certains que la réalité correspondra à leurs modélisations. Dans la pratique, les retours d’expérience sont plutôt mitigés et les aisselles souvent auréolées. Mais qu’importe, la raison technicienne doit l’emporter, ne serait-ce que pour garantir une certification Minergie-P qui ne saurait être ruinée par l’imprédictibilité du PFH1.

A ce stade de ma réflexion, le parc immobilier du «Simplon» est déjà passé. Mon attention se porte alors sur la fenêtre du train dans lequel je suis assis. Elle aussi est dénuée d’ouverture. Au-dessus de l’allée centrale, des caméras de surveillance et des écrans vomissant une information abrutissante se succèdent tous les dix mètres. Face à ce spectacle dystopique, mon esprit se réfugie immédiatement dans quelques souvenirs de mon enfance. Dans la vieille rame du LEB – l’Etagnières, si je me rappelle bien –, les fenêtres pouvaient s’ouvrir jusqu’à mi-hauteur. Entre Bercher et Echallens, le train était souvent vide. Aucune caméra. Le wagon était à nous! A la belle saison, nous en ouvrions toutes les fenêtres pour le remplir des odeurs de colza… ou de fumier. Dans les courbes entre Fey et Bercher, la vieille automotrice atteignant sa vitesse maximale, nous nous penchions à l’extérieur pour laisser le vent nous décoiffer. Pour plus de frissons encore, nous passions d’une rame à l’autre par les portes réservées au contrôleur, grisés par le spectacle des rails défilants entre nos jambes. Quelques années plus tard, c’était d’une fumée âcre et de discussions bruyantes que nous emplissions les zones fumeurs de ces vénérables wagons…

Ramené au présent par l’annonce de l’arrêt «Malley», je m’interroge: comment n’avons-nous pas remarqué la généralisation de cette dystopie bureaucratique ou, plus précisément, de cette société-hôpital aseptisée, protocolée et monitorée dont la crise covid a été la triste caricature? Ou peut-être s’en était-on aperçu, mais déjà accommodé? Après tout, qu’est-ce que ce bénin traçage de nos déplacements par des caméras intelligentes2 à côté du désagrément d’un wagon enfumé? Soigneusement enfermé dans des espaces hermétiques et bienveillamment surveillés en permanence, telle est aujourd’hui la voie de l’employé pendulaire. L’atmosphère actuelle est véritablement plus étouffante que ne l’étaient les compartiments fumeurs de la Brouette.

Notes:

1   A l’aide de caméras dotées d’IA et utilisant des technologies dites de «biométrie douce», les CFF pratiquent déjà un suivi automatisé de toutes les personnes qui utilisent ou passent par leurs infrastructures. En clair, de votre entrée dans une gare à votre sortie par une autre, un algorithme suit tous vos mouvements et récolte des données sur vos actions via un système de traçage continu.

2   Le PFH est un sigle signifiant «Putain de Facteur Humain» qui se répand dans les écoles de management pour désigner les résistances psychologiques des individus face aux changements institutionnels.

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