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La beauté et l'événement

Olivier Delacrétaz
La Nation n° 1768 30 septembre 2005
L’hiver dernier, M. Thomas Hirschhorn transformait le Centre Poussepin à Paris en un capharnaüm de papier, de cartons, de coupures de presse et de giclures de peinture rouge. Le tout s’intitulait «Swiss-swiss democracy». Le scandale politico-artistique fut grand. Quelques mois après, c’était l’affaire de la mouette à tête de fœtus humain, œuvre de M. Xia Yu, interdite en Chine mais exposée au Kunstmuseum de Berne.

Une plainte contre le Kunstmuseum est déposée par M. Adrien de Riedmatten. Les forums se multiplient, les éthiciens s’en donnent à cœur joie, les beaux esprits s’indignent de l’indignation des «bien pensants» (que feraient les beaux esprits sans «bien pensants» contre lesquels s’indigner?). On dépend la mouette, puis on la repend. La plainte a été classée, le plaignant se prépare à recourir.

«Et la beauté...?» demandera l’amateur d’art. En réalité, ni M. Hirschhorn, ni M. Xia Yu ne s’intéressent à la beauté. Le premier déclarait d’ailleurs à propos d’une autre de ses œuvres: «C’est tellement pas gratifiant. C’est tellement pas beau» (1).

Comme l’entreprise Benetton avec ses affiches à pseudo-scandale, ils affirment avoir pour but de nous faire réfléchir. C’est beaucoup de prétention et d’hypocrisie. La pensée politique de M. Hirschhorn nous a semblé banalement antiblochérienne et celle de M. Xia Yu, qui instrumentalise un fœtus pour dénoncer l’instrumentalisation de l’homme, lourdement tautologique. Nous n’avons pas besoin de ces prétendues provocations pour réfléchir.

On incriminera la ruse et la vénalité des artistes, la sottise et le snobisme de leurs admirateurs. Sans contester ces évidences, il nous semble qu’une évolution des beaux-arts qui aboutit à dissocier la beauté et l’art, à rejeter la notion même de beauté, a des causes plus générales et plus profondes.

On ne parle pas de beauté sans émettre des jugements de valeurs. Dire qu’une œuvre est belle, c’est se fonder sur des critères esthétiques objectifs qui dépassent l’étriqué «j’aime, j’aime pas» libéral. C’est contredire le vieux dicton concernant les goûts et les couleurs. C’est défendre l’idée que le goût se forme et que la subjectivité s’éduque. En ce sens, la beauté est contraire à l’individualisme régnant.

Pour l’idéologue marxiste, ce qu’on appelle les normes du goût, ou les canons de la beauté, ne sont qu’un instrument aux mains de la classe dominante pour compléter son pouvoir politique par un pouvoir culturel. D’une manière générale, d’ailleurs, les idéologues se méfient de la beauté, qui échappe à leurs définitions réductrices et met en cause leur prétention à tout expliquer et à tout dominer.

Ensuite, et contrairement à ce que croient les réactionnaires et autres ronchons, notre époque est très morale. Nous aimons juger autrui, distribuer les bons et les mauvais points, surtout en politique. On appelle cela «s’engager». Et l’engagement, même sous la forme du discours politiquement correct anti-américain, anti-fumée et antiraciste qui n’a d’autre conséquence que de nous confirmer notre place parmi les justes, ne souffre pas la beauté. La beauté impose une distance trompeuse et appelle à une contemplation démobilisatrice. En ce sens, estime l’individu «engagé», la beauté a quelque chose d’amoral.

Cela a pour corollaire, soit dit en passant, que la notion d’«artiste engagé» est un oxymore. Il n’est que de contempler, non sans Schadenfreude, la fureur impuissante des «artistes engagés» qui voient leurs œuvres encensées par ceux-là même qu’elles dénoncent! Peut-être bien que «la beauté est révolutionnaire», comme on a coutume de dire; elle n’en a pas moins toujours quelque effet conservateur. En 1964, Sartre qui vient de publier «Les Mots» apprend qu’on lui a attribué le prix Nobel de littérature. Il le refuse. Mais cela ne diminue en rien son succès auprès des lecteurs bourgeois, l’accroît même. Comme le déclara un loustic: «C’est très bien de ne pas accepter le prix Nobel. Encore faut-il ne pas l’avoir mérité!» Sur ce point, MM. Hirschhorn et Xia Yu sont plus cohérents.

Plus profondément, parler de beauté, c’est dire que l’œuvre d’art subsiste au-delà des conditions qui l’ont vue naître. La beauté ouvre une porte sur un monde qui résiste au devenir universel. L’artiste prend les éléments périssables que lui fournit son époque. La synthèse qu’il en tire échappe aux outrages du temps et à l’enchaînement au lieu. Elle est autonome et durable. La notion de beauté est inséparable de celle de l’être qui subsiste sous la houle des changements.

«Je hais le mouvement qui déplace les lignes»: ces mots que Baudelaire place dans la bouche de la beauté sont dépourvus de sens dans un monde qui privilégie le changement, où seuls plaisent, parce que seuls semblent vivants l’inaccompli, le provisoire, l’aléatoire, l’esquisse, le brouillon. Les «clartés éternelles» de la beauté semblent autant de tromperies, autant de négations de la vie.

Prisonniers du devenir universel, les modernes ne jugent pas les choses en elles-mêmes, mais sur leur place dans le déroulement de l’histoire. C’est une morale et une esthétique de l’avant et de l’après: l’après est meilleur et plus beau que l’avant, en art comme en politique. La raison d’être de l’œuvre d’art réside dès lors moins dans sa perfection intrinsèque que dans le rôle qu’elle joue dans l’histoire de l’art. Et l’histoire de l’art n’est plus un moyen pour mieux comprendre et apprécier les productions artistiques. Elle est le critère suprême qui permet d’affirmer leur existence ou leur non-existence.

L’important n’est plus d’exprimer la beauté éternelle incarnée dans les espèces d’une époque et d’un pays, mais d’apporter une nouveauté significative: être le premier sculpteur à avoir signé son œuvre; ou le premier utilisateur de la technique à l’huile; ou le premier peintre qui a représenté le Christ couché, ses pieds blessés au premier plan; ou celui qui a amorcé la cassure entre la peinture sacrée et la peinture profane; ou celui qui incarne le passage entre l’impressionnisme et l’expressionnisme; ou l’auteur de la première œuvre non-figurative; ou celui qui a signé un pissoir, ou emballé la Tour Eiffel, ou planté une hache dans le plancher de l’exposition, ou encadré l’extincteur. L’historique remplace l’esthétique. La rupture individuelle se substitue à la tradition, l’action à la contemplation, l’événement à la durée.

En l’absence d’entente générale sur le beau et le laid, la validité même de ces notions étant mise en cause, il ne reste de l’œuvre d’art que son caractère surprenant, sa différence d’avec les autres. Sa seule qualité, c’est son unicité. Dès lors, une nouvelle définition s’impose: l’art consiste en la capacité de faire un événement unique de la péripétie la plus insignifiante. A l’inverse, l’artiste qui se place dans une continuité ne crée que des non-événements dépourvus de tout intérêt. Il sort du jeu. Tel mois de telle année, M. Hirschhorn a fait quelque chose, peu importe quoi. Manipulant avec habileté les services culturels fédéraux et les médias, il a gonflé ce n’importe quoi jusqu’à en faire un événement européen.

L’œuvre de Hirschhorn, ce n’est donc pas seulement l’emballage grossièrement scotché et barbouillé de rouge des meubles de l’Hôtel Poussepin. Ceci n’en est à vrai dire que l’amorce. L’œuvre, c’est l’ensemble des réactions indignées, des articles vengeurs ou lécheurs, des prises de position solennelles, des débats culturels, des décisions parlementaires visant à affamer Pro Helvetia. Et c’est aussi le politicien romand qui rapporte de Paris un Hirschhorn authentique, c’est-à-dire maladroit et pisseux. Il sourit aux photographes et affirme qu’il se réjouit de le placer au-dessus de sa cheminée. Il dit: «Ça me plaît» avec un air faraud et contestataire. Malentendu complet: ce malheureux tient le discours standard du mécène amoureux de la beauté, alors que son «tableau», et lui-même, et les journalistes qui le photographient, et les journaux qui publient le reportage (et le soussigné qui se moque d’eux) ne sont que des utilités, des rôles de second plan dans la transformation en nécessité événementielle du hasard dégouttant du pinceau hirschhornien.

L’œuvre d’art est ainsi faite de tout ce qui contribue à en faire un événement. Et quoi que nous fassions ou ne fassions pas au sujet de son œuvre, le petit malin nous y fait participer. Avec la mouette transcapitée, le processus touche à la perfection. Dans Le Temps du 31 août, un lecteur genevois, M. Philippe Gfeller, propose «que la plainte de M. de Riedmatten soit exposée avec l’œuvre de M. Xia Yu (...) car c’est un acte social et artistique à remarquer». La plainte qui a tant scandalisé l’intelligentsia est désormais elle aussi «un acte artistique». La boucle est ainsi bouclée. La récupération est achevée... et M. de Riedmatten devrait demander une bourse à Pro Helvetia!

L’art de Hirschhorn, de Xia Yu et de tant d’autres petits malins est une prodigieuse entreprise de régression. Dans leur monde, il n’y a plus de beauté ou de laideur. Il n’y a plus de juste ou de faux, de critiques bonnes ou mauvaises, de plainte fondée ou de plainte non fondée. Il y a un immense désordre de matière et de forme, des bruits de bouche sans nombre, dépourvus de sens, s’éparpillant autour d’un objet inexistant. Tout est permis, rien n’est important. Leurs expositions nous ramènent au tohu-bohu originel, à l’en deçà de toute création.


NOTES:

(1) Voir La Nation N° 1748 du 24 décembre 2004.

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