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La haine de soi, voilà l’ennemi!

Jacques Perrin
La Nation n° 2081 13 octobre 2017

Pour un chrétien éduqué à tendre l’autre joue, il n’est pas simple d’admettre que la politique se fonde sur l’opposition ami/ennemi. Une cité qui n’a pas d’ennemis n’existe pas, ne peut plus exister. En général, elle n’a pas besoin d’en chercher un, et si, pour un certain temps, elle semble ne pas en avoir, elle en construit.

Après qu’il eut été embarrassé à New York par les questions d’un chauffeur de taxi pakistanais s’étonnant que l’Italie n’eût point d’ennemis, l’écrivain Umberto Eco prononça en 2008 une conférence à l’université de Bologne, intitulée Construire l’ennemi. Le ton est tantôt sérieux, tantôt ironique, comme si Eco voulait mettre à distance le fait scandaleux qu’un pays, voire un individu, ne puisse vivre sans ennemi. Parler d’ennemi, ne serait-ce pas encenser la guerre, la violence, le mal? Or le progrès de la civilisation n’abolit pas la figure de l’ennemi. Eco déclare au Pakistanais en riant jaune: Les Italiens n’ont pas d’ennemis extérieurs, et, de toute façon, étant sans cesse en guerre les uns avec les autres, ils n’arrivent jamais à se mettre d’accord pour établir qui ils sont : Pise contre Lucques, guelfes contre gibelins, Nordistes contre Sudistes, fascistes contre partisans, Mafia contre Etat, gouvernement contre magistrature – et dommage qu’à l’époque il n’y ait pas eu la chute de deux gouvernements Prodi, sinon j’aurais pu lui expliquer avec.

L’identification d’un ennemi est un processus presque naturel. Il n’y a pas besoin de se forcer. La figure de l’Autre est ambivalente. Elle est nécessaire à la construction de notre identité propre, nous nous reconnaissons nous-mêmes en découvrant autrui, mais autrui nous est aussi insupportable… parce qu’il n’est pas nous.

D’autre part, la menace réelle ne suffit pas, il faut aussi construire un ennemi parfaitement détestable. Catilina est l’ennemi de la République romaine, mais Cicéron a besoin de le décrire comme un être encore plus répugnant qu’il n’est. L’ennemi comme il faut est très différent de nous; il est laid et étrange, sent mauvais, son corps a des défauts, ses mœurs nous dégoûtent. Parfois un souci de justice adoucit notre haine. Eschyle est capable d’empathie avec les Perses, César peut comprendre les Gaulois, Tacite admire les Germains, mais le naturel reprend vite le dessus. Si nous manquons d’ennemis à figure humaine, nous les remplaçons par des menaces telles que le capitalisme, le communisme, les inégalités, la faim dans le monde, la pollution…

Eco achève son exposé par quelques phrases sur Huis clos, la pièce de Sartre où trois personnages récemment décédés sont condamnés à vivre dans une chambre d’hôtel pour toujours. C’est un enfer sans diablotins tourmenteurs. Chacun des personnages sera le bourreau des deux autres.

Eco tait un aspect du problème. Quand plus aucun ennemi ne nous menace, quand la paix semble régner et que les plaies naturelles ou sociales nous épargnent pour un temps, que faisons-nous? Nous nous retournons contre nous-mêmes, nous nous mettons à nous haïr et devenons notre pire ennemi.

C’est ce qui arrive peut-être aux peuples européens d’aujourd’hui. Après deux guerres effroyables, ils ne veulent plus d’ennemis ni de conflits. La paix entre Européens est censée profiter aussi aux nations extra-européennes. Si celles-ci respectaient les «valeurs» et les «droits humains» inventés en Europe, elles seraient les bienvenues dans l’Union et pourraient vivre sans ennemis jusqu’à la fin des temps.

Or il se trouve que les peuples européens diminuent alors qu’ils vivent en paix depuis septante ans. Ils ne sont certes pas encore comme des baleines s’échouant sur les plages pour mourir. Les Européens ne se suicident pas plus que dans les temps anciens. Leur demanderait-on s’ils veulent vivre, ils répondraient que oui.

Il semble pourtant que des pulsions morbides les travaillent. Il s’agit pour eux de se punir pour des fautes que leurs ancêtres auraient commises: la colonisation, l’exploitation du tiers-monde et la mise en esclavage de ses habitants, le racisme, les guerres de religion, la destruction de la nature, la consommation d’animaux, le mépris des femmes. Les punitions prennent diverses formes. D’abord la dénatalité, nous n’engendrons qu’avec parcimonie, nous ne voulons pas prolonger notre existence collective; nous assistons nos vieillards quand ils désirent en finir; nous nous livrerions volontiers à l’eugénisme pour éliminer tous les êtres imparfaits. De nombreux pièges sont placés sous les pieds de ceux qui s’obstinent à vivre: la toxicomanie «facilitée», la consommation excessive de médicaments, l’épuisement professionnel provoqué par des tâches absurdes et des règlements pointilleux; les cancers, l’obésité, la boulimie et l’anorexie; la destruction de la famille et la solitude subséquente; l’accueil enthousiaste de populations envahissantes que l’on n’ose pas considérer comme menaçantes: on leur a fait du mal, il est juste qu’elles suppléent nos existences pécheresses.

Faut-il désespérer? Pas forcément. Notre nihilisme se transformera peut-être en un nouvel ennemi providentiel auquel nous nous opposerons dans un dernier sursaut et qui nous aidera à retrouver la volonté de vivre. Qui sait?

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