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Noces et concertos

Jean-Blaise Rochat
La Nation n° 2081 13 octobre 2017

Le public mélomane du bassin lémanique commence à connaître l’étonnant Teodor Currentzis qui électrise Purcell à Genève, Rameau et Mozart à Montreux. Le chef grec bouscule ses auditeurs par des choix radicaux, défendus avec une conviction communicative. Car au-delà de sa dégaine de dandy gothique, il y a un musicien de grande race, rigoureux et exigeant. Sûr de lui, il affiche un orgueil enfantin, déclarant, par exemple, que son Don Giovanni est le meilleur de toute la discographie! Ben voyons. Il est vrai qu’après l’avoir écouté, sublimé par la prise de son de Nicolas Bartholomée, on a envie d’envoyer au purgatoire tous nos disques chéris des années soixante et septante, avec leurs récitatifs desséchés, leurs orchestres d’hippopotames asthmatiques. Et puis on les garde quand même, en soupirant, à cause de quelques voix inoubliables qui ont illuminé notre jeunesse.

D’un éclectisme extraordinaire, Currentzis est à l’aise dans un répertoire qui s’étend d’Hildegarde von Bingen à Ligeti, en passant par Haendel, Verdi, Mahler, Chostakovitch ou Berg. Pour comble de singularité, au lieu de s’établir dans une capitale artistique reconnue, il a choisi comme port d’attache, après Novosibirsk, Perm dans l’Oural.

Le couplage de son dernier CD est déroutant, qui associe Les Noces de Stravinsky au Concerto pour violon de Tchaïkovsky. Car il est difficile de trouver des œuvres à l’esthétique aussi diamétralement opposée. On rappellera que la création des Noces, dans la version définitive pour quatre pianos, percussions et voix, eut lieu à Paris en 1923, sous la direction d’Ansermet. Le texte original des contes russes était adapté par Ramuz. La prose du Vaudois, qui a longtemps été privilégiée, cède désormais assez souvent, et à notre dam, le pas à la version russe, que l’on peut considérer comme une autre version originale.

Avec son équipe sibérienne, Currentzis a naturellement choisi cette dernière. Il exacerbe la sauvagerie primitive de la partition: les pianos, prodigieusement percussifs, propulsent des voix brutes qui s’exclament en cris acides et saccadés; le mélodisme fruste est lapidé par une rythmique rageuse. Curieusement, le choix de la langue passe presque inaperçu, les phrases étant de toute façon incompréhensibles, dépecées, hachées par l’implacable martellement des instruments. L’absence de texte et traduction dans le livret est d’autant plus regrettable.

Mais assez de brutalité anguleuse: tout en fondu enchaîné, le concerto de Tchaïkovsky est la promesse de douces et mélancoliques voluptés. Or il est abordé avec un tonus roboratif, pour prouver qu’on peut débarrasser ce séduisant chef-d’œuvre du sentimentalisme sirupeux qu’une vitupérable tradition interprétative a trop longtemps imposé. Patricia Kopatchinskaïa, la soliste ukrainienne, est une sorte de géniale tigresse, à la manière de Martha Argerich à ses débuts. Elle déboule dans la partition avec la souveraine autorité d’une virtuosité étincelante, joue beaucoup sur les contrastes dynamiques, se permet quelques agaceries improvisées, et emporte enfin l’adhésion même des plus rétifs à cette provocante entreprise de décapage.

Un ami à qui j’avais prêté le CD a trouvé une bonne raison à l’association imprévue des Noces et du concerto: les deux pièces ont été composées dans le canton de Vaud. Ce qui est notoire pour Stravinsky l’est moins quant à Tchaïkovsky. Et pourtant, entre 1877 et 1879, il a fait de nombreux et durables séjours à Clarens dans la villa Richelieu, pendant lesquels il a travaillé à son opéra Eugène Onéguine et composé l’intégralité du célébrissime Concerto pour violon op. 35.

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Le 20 août dernier, lors du festival de Lucerne, Patricia Kopatchinskaïa paraissait sur scène affublée d’une volumineuse et ridicule robe bouffante blanche, probablement négociée à la fin de quelque mariage ouzbek, choix d’autant plus consternant qu’elle devait défendre une partition au caractère funèbre. Bon, on réprime son fou rire, on ferme les yeux et on écoute le Concerto pour violon « Hommage à Louis Soutter » de Heinz Holliger, dirigé par le compositeur. On rappellera que l’œuvre avait été commanditée par l’OSR pour célébrer son 75e anniversaire, et créée par icelui en 1995 (vingt ans déjà!), avec Thomas Zehetmair en soliste dédicataire. Ce dernier continue à la défendre régulièrement sur les scènes internationales.

Le concerto dure trois quarts d’heure, enchaînant sans interruptions quatre mouvements, inspirés par la vie et la peinture de Soutter: Deuil – Obsession – Ombres – Epilog. Holliger a toujours été fasciné par les artistes marginaux, qui lui ont été une riche source d’inspiration: Celan, Hölderlin (Scardanelli-Zyklus), Robert Walser (Schneewittchen), et enfin Louis Soutter, violoniste et peintre enfermé pendant vingt ans par sa famille dans un lugubre hospice à Ballaigues. Le compositeur bernois explique son attirance pour les déclassés: «Pour moi, être différent est quelque chose qui fait partie de la vie. Je ne recherche pas le côté malade d’une personne. Je recherche des personnes dont l’imagination n’a pas de limite, qui sont capables de passer outre, que ce soit vers le monde de la folie ou vers un au-delà, les deux sont apparentés. Les personnes de cette sorte ont simplement des antennes plus fines que d’autres, l’accès à leur subconscient est plus direct.» 

Oublié le déguisement meringue de la violoniste, les musiciens ont prouvé qu’une œuvre contemporaine, vaste et exigeante, tant pour eux que pour les auditeurs, pouvait atteindre le cœur d’un public qui ne manqua pas de manifester son adhésion par une longue ovation.

Références:

Tchaïkovsky, Concerto pour violon op. 35 en Ré majeur; Stravinsky, Les Noces, Patricia Kopatchinskaïa, violon, MusicAeterna, dir. Teodor Currentzis, CD Sony, 2016.

Heinz Holliger, Violinkonzert, « Hommage à Louis Soutter », Thomas Zehetmair, SWR Sinfonieorchester, dir. Heinz Holliger, CD ECM Records 1890, 2004.

PS: Dans sa dernière livraison d’octobre, le mensuel Classica offre une pleine page à l’écrivain Benoît Duteurtre pour défendre la version ramuzienne des Noces de Stravinsky: «L’Histoire du soldat, Renard et Les Noces furent en effet conçus dans une profonde amitié avec le poète Charles Ferdinand Ramuz. […] Il faut rappeler en effet que si Les Noces furent composées sur des textes populaires russes, la version française fut écrite simultanément avec l’aide de Ramuz qui prit soin d’adapter chaque mot, chaque syllabe à la rythmique du compositeur.» Duteurtre fait l’apologie de l’enregistrement réalisé en 1973 chez Erato sous la direction de Dutoit, jamais réédité: «On y retrouve les chœurs de Lausanne dirigés par Michel Corboz au sommet de son art; une distribution vocale magnifiée par Eric Tappy et Philippe Huttenlocher; et tout ce qu’il faut de percussions et pianos tenus, pour deux d’entre eux, par Nelson Freire et Martha Argerich.» Nous nous associons volontiers à Benoît Duteurtre pour demander à Warner Classics la restitution de cet «éblouissant moment stravinskien qui devrait figurer dans toute discothèque.»

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