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Les invasions du Cambodge

Bertil Galland
La Nation n° 2119 29 mars 2019

Les plages à palmiers, dans l’Asie du Sud, sont envahies par les touristes d’Occident qui oublient tout. Ces rives inspirent d’autres rêves. Le regard de la Chine sur le Cambodge est triplement avide, de vacances, car ils sont devenus consommateurs, d’espace, car ils sont plus d’un milliard, de commerce, leur grand don, et beaucoup plus. En ce XXIe siècle Pékin entend dominer son voisinage et le globe sans complexes, sans guerres si possible, mais non sans pressions. Le pays de Mao, qui voici un demi-siècle fondait des cuillères dans les villages pour égaler un jour la métallurgie anglaise, s’est élevé à un impérialisme attiré par tous les continents et, dans sa proximité, par le moindre segment de mer. Observons par exemple la transformation actuelle de la petite riviera de Sihanoukville, sur le golfe de Thaïlande.

A une ville endormie, nommée Kampong Saom, «port agréable», où j’ai senti se répandre jadis les effluves d’une unique fabrique de nouoc mam, poisson fermenté en sauce, le roi des Khmers donna son propre nom en 1958. Situé à 160 km au sud de Phnom Penh, avec 150’000 habitants, ce port offrait encore, il y a peu, l’idylle d’un voisinage de sable et de palétuviers. Or voici que ce lieu s’est brusquement métamorphosé en béton compact d’une forêt de gratte-ciel. C’est Miami Beach. Les Chinois y voient plutôt un second Macao. Ils y maîtrisent tout. Ils y sont les investisseurs, les constructeurs avec leur propre main-d’œuvre, les fous du jeu. Ils y font cliqueter le tourisme de masse en T-shirts, et les Occidentaux n’y trouvent plus leurs criques paradisiaques. Les Chinois font fortune et se ruinent dans 152 casinos (chiffre de 2018). Les Cambodgiens se découvrent sous la coupe d’une mafia. Pas d’agence hôtelière, de bureau de change, de compagnie de bus ou de touk touks qui ne soient en mains chinoises.

Pas de guerre, ai-je écrit. Mais derrière la conjoncture locale et actuelle se perçoit une stratégie qui fait suite, en Extrême-Orient, à un long passé d’affrontements et de tragédies ethniques. Au cours des siècles, le Cambodge occupa largement le Sud-Est asiatique avec ses rois bâtisseurs et artistes qui firent rayonner la civilisation d’Angkor. Mais plus récemment, en 1975, le pays perdit le quart de sa population dans un génocide autoinfligé. Aujourd’hui, la prospérité semble revenue avec 6 millions de touristes par an, un sur sept venus de Chine.

Au cours des siècles, jusqu’à l’arrivée des Français, le Cambodge a vécu dans la crainte constante de l’invasion, voyant ses frontières reculer sous l’étau de voisins immédiats, habiles et redoutables cultivateurs, les Thaïlandais à l’ouest et les Vietnamiens à l’est. Ceux-ci avaient eux-mêmes été poussés vers le sud par les Han, cette Chine du Nord, politique, culturelle, combattante qui n’a cessé de bousculer ou parfois d’avaler ses minorités. Par un jeu de billard, les Vietnamiens ont progressé vers le midi marin, du Tonkin au delta du Mékong, qui était encore khmer au XVIIIe siècle.

Le jeune Sihanouk, au temps du colonialisme français, vit sa position princière soutenue par Paris, qui le considérait comme un dilettante malléable, bon pour consolider l’assemblage politique incertain appelé l’Indochine. Il s’affirma comme populaire défenseur et leader de la nation khmère. La presse se gaussa de cette prétention monarchique. Entre l’impérialisme américain et le communisme, l’objectif était la neutralité et le maintien du peuple cambodgien hors de la guerre du Vietnam. Je l’écrivis, ce qui me valut l’amitié durable du prince. Mais Nixon opta pour le coup d’Etat à Phnom Penh et les bombes précipitèrent Sihanouk, comme il l’avait annoncé, dans l’autre camp. Pas Hanoï mais Pékin. La grand-mère du prince était chinoise et son ami Chou Enlai lui avait écrit (en français) durant la Révolution culturelle où les Chinois devinrent agressifs envers leurs voisins: «Ne nous craignez pas, tant que je serai au gouvernement.» La deuxième phrase doit être pesée: elle impliquait un péril.

En Chine, en 1972, j’ai rencontré Sihanouk et les Khmers Rouges, soudain ensemble. On ne pouvait deviner que ces derniers, dès que les Américains eurent fui Saïgon, trois ans plus tard, allaient prendre le pouvoir au Cambodge, séquestrer le prince dans son palais et massacrer leur propre peuple. L’invasion meurtrière, dans ce cas, fut celle des idées que ces apôtres de la radicalité révolutionnaire étaient allés apprendre en français à Paris.

Aujourd’hui c’est le mercantilisme intégral qui prévaut en Asie. Avec un savoir-faire qui stupéfie, la dominance de Pékin s’affirme par la réalisation gigantesque des communications périphériques, la mise en goulag des Ouigours pour rendre bien roulante la nouvelle Route de la Soie, macadam et voie ferrée par le centre de l’Asie, la descente vers un port de mer par le Pakistan, les îles artificielles de la mer de Chine, le désenclavement du Laos et du Cambodge par les barrages, par huit «ponts de l’amitié» et par les casinos qui se multiplient sur le Mékong. Pendant que l’Europe se soucie des droits de l’homme, soulignons que des ports entiers sont acquis par les Chinois à l’étranger, publics ou privés, à la barbe de la population locale, à fins multiples: commerce par containers, déplacements de main-d’œuvre d’un pays à l’autre, éventualités militaires.

Le bonheur des Cambodgiens, sous le contrôle effectif, opportuniste et tenace de Hun Sen depuis la fin des Khmers Rouges (dont il fut l’un des chefs) se calcule: 800’000 ouvriers dans l’industrie de la chaussure, quatre milliards (de dollars) en revenus touristiques annuels avec Angkor et Sihanoukville, 100 millions offerts par Pékin pour l’armée et la garde personnelle de Hun Sen. 50 réfugiés ouigours ont été livrés à Pékin. Dans la province de Sihanoukville, appelée Koh Kong, 20 pour cent des côtes maritimes du Cambodge ont été concédées pour 99 ans à une société chinoise, la Tianjin Union Development Group. Prix payé aux Khmers: un million de dollars. Premier investissement des Chinois: quatre milliards.

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