Les portes de l’enfer
Toute guerre ouvre les portes de l’enfer. Aucune n’est «fraîche et joyeuse». On peut tout au plus circonscrire les dégâts, qui restent incalculables, si le but initial du conflit est clair et limité, et qu’on s’y tient, si le conflit ne s’installe pas durablement sur le terrain et dans les esprits, dans la mesure où les lois de la guerre sont respectées et si les protagonistes gardent en tête qu’il y aura un «après la guerre» et qu’il faudra y vivre.
Mais les portes ouvertes aujourd’hui se refermeront-elles avant longtemps? La question se pose, quand on constate le jusqu’auboutisme de ce conflit, mélange de religion, d’idéologie et de haines réciproques séculaires, le mépris des lois de la guerre au nom de l’excellence de la cause, les raffinements de la technique joints à la barbarie des actions concrètes, l’extension inimaginable des dégâts humains et matériels, sans parler des efforts et des coûts insupportables d’une éventuelle reconstruction.
Par la télévision, les portes de l’enfer nous sont ouvertes en continu: fracas aveuglants des explosions, champs de décombres vastes comme des régions, populations chassées de leur logis, familles à la recherche de proches disparus sous des blocs de béton, abris sans eau ni électricité, hôpitaux manquant de matériel, secours alimentaires bloqués.
Les portes de l’enfer s’ouvrent aussi dans l’intimité des personnes. De son fauteuil, le téléspectateur suit les avancées du feu. Surinformé en temps réel, il en sait plus qu’il ne supporte de savoir. Alors, il se protège en s’insensibilisant. Il devient le spectateur d’une série Netflix.
Sur le terrain, des communautés entières, traumatisées à vie et pour des générations, accumulent jour et nuit d’inépuisables réserves de haine et de promesses de vengeance.
Envenimant le tout, la communication des deux camps nous livre des récits antagonistes, qui ne sont en réalité que l’aspect immatériel d’une guerre qui fait rage sur tous les plans. Nous sommes invités à choisir le bon narratif et à le répandre sur le ton de l’évidence dans nos écrits et nos paroles, lors des repas de famille, des pauses-café et des fins de soirée.
En ce qui concerne l’Ukraine, l’Union européenne se rapproche, «la fleur au fusil», de l’enfer de la guerre. Mais elle le fait à reculons. On la comprend. D’une part, il importe d’être des héros dans les futurs livres d’histoire – plutôt que de lâches «Municois». Mais il importe aussi d’apparaître innocents. Alors, on ne déclare pas la guerre, on se contente de «monter en puissance» à coup de mesures punitives, d’accusations fracassantes, de réarmements massifs, de mises en condition des citoyens. On sait pourtant que l’escalade est la pire des stratégies, surtout au service aveugle d’une guerre sans but qui menace d’être une guerre sans fin.
L’Union européenne, et pas mal d’élus suisses, veulent nous associer à cette guerre non déclarée. Pour justifier une participation à cette aventure infernale, ils invoquent «nos valeurs» communes. La justification est dérisoire, car ces «valeurs» ne sont que des éléments mal définis du langage moralisant des gouvernements démocratiques. D’ailleurs ceux-ci les invoquent ou les oublient au gré de leurs intérêts. Quant à nous, nous ne donnerions pas un centimètre carré du territoire suisse, pas une goutte de sang d’un seul soldat de la Confédération pour la prétendue défense de ces prétendues «valeurs».
La Confédération a pour tâche première de défendre, non des «valeurs» désincarnées, mais le territoire et les populations qui y vivent, de conserver leur indépendance à la Suisse et aux Cantons, cadre indispensable de la paix et de l’exercice des libertés réelles. C’est la seule chose qui justifie, une fois les voies diplomatiques épuisées, que nous affrontions nous aussi les portes de l’enfer.
Au sommaire de cette même édition de La Nation:
- Un tour en Suisse centrale – Editorial, Félicien Monnier
- L’arbre, nouveau sujet de dérapage administratif – Jean-Hugues Busslinger
- Parler c’est hériter – Quentin Monnerat
- Une vie au service du pays – Jean-Baptiste Bless
- Le Conseil d’Etat et le nucléaire – Jean-François Cavin
- Mendier les poches pleines – Cédric Cossy
- L’impunité des assassins – Jean-François Cavin
- Désarroi – Jacques Perrin
- Bach sublimé – Frédéric Monnier
- L’anxiété, une compétence cantonale – Le Coin du Ronchon