Identification
Veuillez vous identifier

Mot de passe oublié?
Rechercher


Recherche avancée

Casse-pipe de Louis-Ferdinand Céline

Lars Klawonn
La Nation n° 2143 28 février 2020

Casse-pipe est un fragment de roman. Conçu comme le second volet d’une trilogie comportant aussi Mort à crédit et Guignol’s Band, Céline en aurait commencé sa rédaction à partir de 1934. L’écrivain a toujours proclamé que le manuscrit avait été détruit en 1944 lors de l’occupation de son appartement parisien. Sous la forme publiée en 1949, le texte paraît en effet incomplet, mais néanmoins très achevé quant à la forme.

Le roman raconte la première journée du soldat Ferdinand dans le 17e régiment de cavalerie lourde. «La bleusaille» se retrouve immédiatement entraînée dans une folle nuit de déroute. La patrouille dans laquelle il est incorporé a pour mission de relever les factionnaires à la poudrière. Or nul ne se souvient plus du mot de passe. Sans ce mot, pas de relève. On risque même de se faire descendre. Que faire? C’est la confusion et le début d’une aventure à l’envers, au plus mal. «Ça bourlinguait d’un mur à l’autre à travers la nuit, l’averse, toutes ces vociférations…» Menée par des gradés en délire d’humiliation, qui ne maîtrisent absolument rien, la troupe subit d’incessantes volées de bois vert. «La bleusaille» en particulier. Le dénommé l’Arcille, garde-écurie de son état, personnage particulièrement malsain et si terrifiant qu’on dirait qu’il sort tout droit d’un conte de Perrault, prédit l’avenir en des termes fort réjouissants: «Il est fin perdu, l’empaffé! Jamais qu’il retrouvera la cadence! Jamais! Ils vont le tuer, le sacré outil! Ah! L’a une gueule de raie d’abord! L’a déjà fini son temps! Je le vois bien mort moi, votre macaque! Je le vois tout froid… l’a la tête!»

On n’est pas dans un roman réaliste. Les personnages de Céline sont tous détraqués, délirants, déments. Personne ne parle jamais et n’a jamais parlé comme les personnages de Céline. C’est une langue inventée, donc un langage à part entière, grossier, plein d’invectives et d’allusions sexuelles, violent et scatologique, qui, par l’excès, par la déformation grotesque de la réalité, prête à rire. Le propre de Céline, son génie, si j’ose dire, consiste à nous faire rire sans pour autant cesser de nous mettre mal à l’aise de sorte que son rire ne manque jamais de nous prendre à la gorge.

Une caserne, la nuit. Unité de lieu et de temps. Casse-pipe est essentiellement divisé en trois scènes qui sont comme trois tableaux, à savoir le poste de la caserne, sa cour intérieure et l’écurie. Ce sont des tableaux, une suite de tableaux. Ils ont tous le même thème: l’homme terrorisé par d’autres hommes. On n’est pourtant pas dans un univers tragique. La tragédie au sens ancien et premier du mot est un enchaînement de faits et d’actes qui mène à une fin inéluctable et fatale. Elle a un point de départ, une évolution, c’est-à-dire un développement narratif, et un point final, différent de la situation initiale. La tragédie aboutit toujours à un point différent du début. A la fin, tout est transformé. Chez Céline, on est dans une autre configuration. A la limite, on ne peut même pas dire qu’il y a une intrigue, car à la fin, tout est identique à la situation initiale. C’est qu’il peint un état de choses qui ne change pas, mais s’aggrave. On est plus proche de Rabelais que de Racine. C’est comme la description d’un tableau. Dans ce tableau, il y a la vie, mais il n’y a pas d’évolution. Céline creuse un état de choses, il le peint dans tous les détails, même les plus infimes, un peu comme un tableau de Breughel, mais sans jamais donner un sens, et encore moins une issue à ce qui est de toute façon pour lui, et dès le début, fatal et inéluctable.

Malgré le portrait désolant qu’il donne ici de l’armée, il ne faut voir chez Céline nul esprit de pacifisme. Comme tout homme doté d’un minimum de bon sens, il déteste la guerre. D’autant plus qu’il l’a subie par deux fois. Il déteste la guerre, mais ne se trompe pas sur sa nature. Il sait parfaitement qu’elle fait partie de l’être humain, qu’elle est souvent inévitable, et même parfois nécessaire. Ce n’est pas la guerre qui est ici visée, ni la vie militaire et l’armée, mais la folie humaine, sa bêtise et son inefficacité face à ses propres vices.

Vous avez de la chance, cet article est en accès public. Mais La Nation a besoin d'abonnés, n'hésitez pas à remplir le formulaire ci-dessous.
*


 
  *        
*
*
*
*
*
*
* champs obligatoires
Au sommaire de cette même édition de La Nation: