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Complots

Olivier DelacrétazEditorial
La Nation n° 2143 28 février 2020

En parcourant internet, on trouve pas mal de sites «de réinformation» qui dénoncent des complots de toute nature et de toute origine, judéo-maçonniques, poutiniens, étatsuniens, militaro-industriels, marxistes, religieux, fascistes, sanitaires, numériques ou simplement criminels. On peut en sourire, mais dénoncer automatiquement la paranoïa «complotiste» de tous ces sites est un peu facile. Car des complots pour acquérir plus de pouvoir, d’influence ou d’argent, pour répandre une idéologie ou une religion, pour faire élire un candidat plutôt qu’un autre, il y en a toujours eu et il y en aura toujours. Les dénoncer ne fait pas de vous un complotiste, tout au plus un «lanceur d’alerte» ou un farfelu.

En France, le terme de «complotiste» est même devenu un «élément de langage», auquel le communicateur officiel recourt automatiquement pour discréditer n’importe qui a le malheur de mettre en question l’une ou l’autre affirmation gouvernementale.

Le vrai complotisme, c’est tout autre chose. Ce que le vrai complotiste vise, c’est le complot, mondial, unique et parfait. Ce complot peut être ourdi par une personne, de préférence milliardaire, mais c’est mieux si l’on peut dénoncer une oligarchie d’initiés qui se cooptent, assurant ainsi le caractère durable de leur malfaisance.

Les chefs du complot sont, à leur manière, parfaits. Ils font preuve d’une lucidité totale, d’une maîtrise absolue et d’une fidélité sans faille, tant à leurs visées malveillantes qu’à leurs complices. Ils font du monde entier un théâtre de marionnettes dans lequel il n’y a ni surprises, ni coïncidences, ni hasard. Tout est prévu et se déroule comme prévu.

Symétriquement, le complotiste sait tout des comploteurs, et nous le fait longuement savoir. Son argumentation est intarissable. Il connaît leurs noms et le détail de leurs forfaits, les dates et les lieux, les indices et les preuves. Il sait que leur but est d’exercer un pouvoir illimité sur la Terre entière. Il répond instantanément et exhaustivement à tous les doutes, objections et réfutations. Car «tout est parfaitement documenté», même si la presse aveugle ou muette, c’est-à-dire sotte ou complice, n’en souffle mot. Il reçoit comme allant de soi les rumeurs et les soupçons les plus invraisemblables. Toute nouvelle pièce, même si la source est inconnue ou peu fiable, est soigneusement versée au dossier. Il juge éminents les chercheurs, scientifiques, historiens, journalistes, écrivains, qui vont dans son sens, et rejette les autres, médiocres, ignares, couards et vendus, dans les ténèbres du dehors.

Il n’y a ni ombre ni incertitude dans l’esprit du complotiste. Il se sert d’une logique jusqu’auboutiste, une sorte de superlogique à la lumière de laquelle le monde concret prend la netteté absolue et définitive d’une abstraction mathématique. Cette perfection même laisse songeur, car les réalités existantes ne sont jamais aussi claires, évidentes et univoques que les machinations occultes qu’il nous révèle.

Même s’il la formule en termes de géopolitique, l’accusation du complotiste est d’abord métaphysique. Ce qu’il voit et dénonce à travers les comploteurs, c’est le complot éternel du mal contre le bien, de la terre contre le ciel, de la matière contre l’esprit, dans la perspective manichéenne d’une égalité des deux principes.

Là gît, soit dit en passant, la faiblesse philosophique de sa position, car le mal n’est pas l’inverse symétrique du bien. Le mal n’est pas un autre ordre, mais un désordre, un manque d’être. Il est nécessairement inefficace à la longue et s’épuise dans la durée.

On nous fait remarquer qu’il est tout de même étonnant que toutes les influences subies par la Suisse poussent dans le même sens. C’est indéniable: qu’elles proviennent des Etats-Unis, de l’Union européenne, des multinationales bancaires, informatiques ou pharmaceutiques, des «GAFA», des ONG de tout genre ou des réseaux de l’Open Society de M. George Soros, toutes les pressions extérieures nous poussent à l’abaissement puis à la suppression des frontières, à l’alignement de la Confédération et des cantons sur les tendances sociétales les plus égalitaires, à la réforme continuelle de l’enseignement, à l’extension illimitée du mariage, en même temps qu’à sa suppression, à la libéralisation progressive de la drogue et à la censure médiatique. Aux yeux du complotiste lambda, cette convergence accrédite la thèse d’un complot unique, pieuvre déployant simultanément ses tentacules dans toutes les directions.

Nous y voyons plutôt le reflux général d’une civilisation en bout de course, un vide qui crée un appel d’air et suscite les intrusions allogènes. Dans cette perspective, l’éventuel complot n’est pas la cause première de notre affaiblissement, mais l’un de ses effets, au mieux, une cause seconde. Politiquement, se focaliser obsessionnellement sur cette cause seconde détourne notre attention non seulement de l’essentiel, mais aussi de ce qu’il est encore possible de faire.

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