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Gémir en français

Olivier DelacrétazEditorial
La Nation n° 1877 4 décembre 2009
Plus on monte dans la hiérarchie fédérale, moins on trouve de fonctionnaires provenant des cantons romands ou du Tessin. On le savait depuis longtemps, et on savait aussi que cette pénurie latine allait s’aggravant. Ce qu’on savait peut-être moins, c’est qu’il en va de même avec les appels d’offres de la Confédération. Sur soixante-quatre mandats attribués cette année, seul cinq l’ont été à des entreprises romandes. Selon Mme Stéphanie Germanier, dans Le Matin de dimanche dernier, certains appels d’offres fédéraux stipulent que tous les employés, et pas seulement les chefs de projet, doivent pouvoir travailler en allemand avec les fonctionnaires en charge du dossier. Enfin, nous apprend Mme Germanier, «ce sont deux écoles de langues alémaniques qui ont emporté les mandats pour sous-traiter les cours de français au personnel non francophone» de la Confédération. Hier spricht man französisch!

En 1980, quelques personnes ont fondé l’association Helvetia latina, censée remédier à la situation. Elle vise les buts suivants: «Veiller à ce que l’administration fédérale et les régies fédérales garantissent la place qui revient aux cultures, aux langues et à l’esprit latins, oeuvrer afin que soit garantie dans les services de la Confédération, notamment parmi les cadres, une représentation équitable de fonctionnaires romanches, italophones et francophones, promouvoir l’usage de la langue allemande standard dans l’administration fédérale et la compréhension mutuelle des communautés linguistiques du pays.» (1)

Soit dit en passant, elle s’est aussi donné pour but de «contribuer à une meilleure ouverture de la Suisse sur l’Europe et le monde». Au nom du ciel, que vient faire cet ajout politiquement correct dans une affaire qui ressortit exclusivement à la politique interne de la Confédération?

Que fait Helvetia latina? A intervalle régulier, elle «tire la sonnette d’alarme», «alerte l’opinion» et «lance un appel». Mais c’est toujours pour dire la même chose, et c’est toujours sans le moindre effet.

Cette impuissance cent fois démontrée ne l’empêche pas de s’obstiner. Elle s’est même dotée depuis peu d’un Observatoire des langues aussi inutile que le reste mais très à la mode. Le président actuel, M. Dominique de Buman, candidat éclair à la succession de M. Pascal Couchepin, s’est déclaré «catastrophé» par l’affaire des appels d’offres de la Confédération. Catastrophé? et alors? alors rien, rien du tout. Tout au plus un ou deux échos dans la presse tandis que le dialecte standard suisse allemand continue de progresser dans l’administration fédérale.

Les autorités viennent de lancer un énorme (vingt-six projets de recherche) «Programme national de recherche 56», intitulé «Diversité des langues et compétences linguistiques en Suisse». Selon M. Constantin Pitsch, du Service des communautés linguistiques et culturelles de l’Office fédéral de la culture, le PNR 56 vise «sciemment la création des bases scientifiques nécessaires à la réalisation de la politique linguistique suisse». La mission globale de ce machin est, selon M. Dominique de Buman, de «promouvoir le multilinguisme vécu chez nous au rang d’atout majeur pour la Suisse». Ces gens ne se relisent-ils donc jamais?

Quant à nous, nous n’attendons rien du PNR 56. Les rapports de force linguistiques dans la Berne fédérale sont fonction principale du fait qu’il s’y trouve une forte majorité de fonctionnaires germanophones. Ce n’est pas étonnant. Il y a en Suisse une majorité de germanophones. La ville fédérale est une ville suisse allemande. Tout naturellement, les fonctionnaires fédéraux sont majoritairement suisses alémaniques et préfèrent travailler avec leurs semblables, parler en allemand avec leur chef, leurs subordonnés et leurs fournisseurs. De là une discrimination automatique à l’égard des francophones et italophones, sans parler des Romanches.

Cette discrimination s’accroît du fait que, pour beaucoup de nos Confédérés, le citoyen latin ne cultive aucune de ces qualités spécifiquement suisses que sont le sérieux, le réalisme et l’ardeur au travail, qualités qu’ils s’attribuent au contraire sans réserve à eux-mêmes. Que ce double préjugé soit doublement imbécile, c’est une évidence que l’examen de la réalité des deux côtés de la Sarine ne cesse de confirmer. Il n’en persiste pas moins, ce qui explique que la plupart des latins ne tiennent pas particulièrement à s’exiler à Berne.

L’existence d’une forte majorité suisse alémanique dans l’administration fédérale fait que les textes de lois sont conçus et développés dans une perspective suisse allemande. Dès lors, les fonctionnaires francophones ou italophones peuvent bien s’exprimer en français, ce sont des conceptions suisses allemandes qu’ils doivent transmettre. Ils parlent peut-être encore dans leur langue, mais en traduction.

On est en présence d’une réalité profonde et d’un automatisme de masse. La pesanteur démographique qui s’impose au quotidien est plus forte que tous les discours «catastrophés», que toutes les sonnettes d’alarme, que tous les règlements et projets de recherche, que toutes les «politiques linguistiques», fussent-elles scientifiques.

Si l’on veut vraiment sauver ce qui peut l’être, c’est en amont qu’il faut travailler. Plus précisément, il faut revenir au moment où se pose la question de centraliser une compétence cantonale. Le Jurassien, le Neuchâtelois, le Genevois, le Vaudois, les Fribourgeois et Valaisans francophones doivent avoir en tête que chaque centralisation livre définitivement une compétence cantonale à un corps administratif qui pense et commande en suisse allemand. En d’autres termes, si toute centralisation spolie l’ensemble des cantons suisses, y compris les cantons suisses alémaniques, elle dépossède particulièrement les cantons francophones et italophone en ce qu’elle leur imposera tôt ou tard une gestion de leurs propres affaires dans une langue et une culture qui ne sont pas les leurs.

Mme Brunschwig-Graf, vice-présidente d’Helvetia latina, interviewée par L’Hebdo sur l’absence des romands aux postes clefs, déclare: «L’uniformité qu’il y a à penser dans une seule langue dans certains départements est un danger pour la Suisse, car contraire à la réalité plurielle de ce pays.» (2) C’est très bien dit, enfin, pas très bien, mais c’est dit, et c’est vrai. Alors pourquoi cette même politicienne a-t-elle soutenu inconditionnellement l’inscription de l’Espace éducatif suisse unifié dans la Constitution fédérale, livrant ainsi les écoles des cantons romands et du Tessin à cette même administration uniformément germano-pensante? Dans dix ans, celle ou celui qui occupera son poste «tirera la sonnette d’alarme» et «dénoncera», sans le moindre résultat, le fait que les programmes scolaires sont décidés à Berne par des spécialistes suisses alémaniques.

La contradiction entre les bienfaits abstraits qu’on attend de la centralisation et les méfaits concrets qui en résultent invariablement, notamment en termes de protection du français, semble rigoureusement hors d’atteinte de la comprenette des politiciens démocratiques.


NOTES:
1) www.helvetia-latina.ch
2) L’Hebdo, 19 novembre 2009

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