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Pourquoi pas?

Jacques Perrin
La Nation n° 1888 7 mai 2010
La question «pourquoi pas?» fait fureur. En voici quelques occurrences glanées dans les journaux:

La femme a sa pilule. Pourquoi pas l’homme?

Les Alémaniques pourront acheter leurs cadeaux le jour de Noël. Pourquoi pas nous?

En théorie, il serait possible qu’un ado se retrouve municipal, voire syndic. Si les électeurs le jugent compétent, pourquoi pas?

Ce pasteur zurichois a toujours aimé la provocation, pourquoi pas, tant qu’elle est saine et crée des espaces de discussion.

Pourquoi ne pas adopter également la «ET-ET attitude» dans l’harmonisation de nos projets professionnels et personnels?

Plus de vidéo-surveillance? Pourquoi pas? Avec 500 000 caméras sur leur territoire, les Anglais sont filmés en moyenne 300 fois par jour… sans que cela ne leur pose de problèmes insurmontables. Alors pourquoi pas ici, aussi?

* * *

Dans un article pour Migros Magazine, M. Stéphane Garelli, s’inspirant d’une réflexion de Robert Kennedy, distingue deux manières d’interroger le réel. Les uns veulent connaître les causes de ce qui est. Ils posent la question «pourquoi?» Les autres, tournés vers l’action, jugent cette interrogation timorée; imaginant une «autre logique», désirant «innover», envisageant le possible, voire l’impossible, ils parlent le langage des aventuriers, des inventeurs, des entrepreneurs et se demandent «pourquoi pas?» M. Garelli s’enflamme pour cette seconde tournure d’esprit, car elle permet le progrès, par-delà la routine: «Nous sommes tous victimes des traditions, de notre histoire et de nos habitudes. Il est parfois difficile de s’en détacher et d’aller dans des zones d’inconfort.»

M. Garelli donne trois exemples de désirs extravagants que d’audacieux entrepreneurs se sont attachés à combler: vendre des vols à moins de 100 francs (Easyjet), transporter soi-même ses meubles et les monter chez soi (IKEA), partager sa vie «privée» avec des millions d’hommes (Facebook). Ces exemples prosaïques ne sont peut-être pas les mieux choisis, il y a sans doute des réalisations plus téméraires, mais passons.

Voyons maintenant ce que dit à propos du «pourquoi pas?» M. Jean-Claude Michéa, philosophe anarchiste et conservateur, dont il a déjà été question dans ces colonnes.

Michéa attribue à l’écrivain George-Bernard Shaw (Google confirme) une citation que Garelli prête à Robert Kennedy: Vous voyez les choses qui existent et vous demandez «pourquoi?» Moi je rêve de choses qui n’existent pas encore et je demande «pourquoi pas?» Contrairement à Garelli, Michéa n’a aucune tendresse pour le «pourquoi pas?» Selon lui, «il ouvre un abîme infini», il est «le principe de toutes les dérives modernes et libérales». Selon Shaw, «pourquoi?» est réactionnaire, «pourquoi pas?» progressiste. Bien que se voulant homme de gauche, Michéa se méfie de l’enthousiasme de l’écrivain britannique qui lui semble justifier toutes sortes de transgressions inutiles et indécentes, notamment en matière de moeurs.

Pour des raisons polémiques qui tiennent à leur tempérament respectif, Garelli et Michéa durcissent une opposition quelque peu artificielle alors que «pourquoi?» et «pourquoi pas?» sont complémentaires.

Au lieu de les opposer, nous préférons articuler ces questions l’une à l’autre, car elles expriment chacune une part de l’expérience humaine.

Bien sûr, nous n’avons rien contre les traditions, les coutumes et l’attachement à ce qui est, contrairement à M. Garelli qui prétend s’en libérer pour donner de l’air à l’esprit de conquête. En sens inverse, nous ne craignons pas les innovations qui se produisent d’ailleurs sans qu’on nous demande notre avis.

La complémentarité implique la hiérarchie. La question «pourquoi?», philosophique par excellence, est première. Elle envisage l’origine et la destination des choses. Elle est «conservatrice», si l’on veut, dans le sens où elle laisse la chose être ce qu’elle est, qu’elle la respecte, qu’elle l’aime. Elle cherche à circonscrire ses limites et sa fin, lui assignant une place parmi les autres êtres.

La question «pourquoi pas?» ne vient qu’en second, car il faut connaître la chose avant d’espérer la manipuler ou la modifier. Autrement dit, la contemplation précède l’intervention technique. avant de lutter contre le réchauffement climatique, il faut établir qu’il existe bel et bien et en découvrir les causes. L’aventurier Mike Horn ne parcourt aucun territoire sans avoir étudié au préalable le milieu naturel qu’il va affronter.

Il est vrai que notre époque, parfois enivrée de sa puissance technique, oublie la préséance du «pourquoi?» Elle tend à subordonner la science à la soif de changement. L’important est de s’affranchir du réel pour réaliser des rêves. Il faut sans cesse «déconstruire», «dépasser», «transgresser», «s’émanciper» pour prendre une revanche sur la réalité jugée oppressante.

La question «pourquoi pas?» agace à cause du ton suffisant et vengeur qui l’accompagne souvent (comme dans les exemples mentionnés ci-dessus). On se console en pensant que la résistance du réel calmera les agités du changement. Ce n’est pas toujours le cas. Ils ont le temps de causer bien des dégâts sans qu’il leur arrive quoi que ce soit. La mise à l’écart des contemplatifs n’apporte pas que de beaux résultats.

Celui qui ne brise pas en permanence des tabous est tenu pour un pantouflard. «Pourquoi pas?» est le mot magique des anticonformistes. Seulement, il se répand si vite que les anticonformistes forment une masse écrasante.

Pourquoi ne nous arriverait-il pas de les prendre en grippe?

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