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L’invasion des babas

Olivier DelacrétazEditorial
La Nation n° 1894 30 juillet 2010

A la fin des années soixante, rejetant le progrès technique, les grandes villes et la perspective d’un travail régulier, certains jeunes arrêtaient leur formation, au désespoir de leurs parents, et acquéraient un mas délabré en Ardèche ou en Provence. Sans eau ni électricité, ils y vivaient en tribus plus ou moins égalitaires l’utopie du retour aux racines. Leurs cousins urbains de Mai 68 voulaient révolutionner la société, eux-mêmes ne visaient qu’à se lover dans ses marges. Leurs maîtres mots, repris des hippies, étaient amour, paix, nature et liberté. Les yeux dans le vague, ils fumaient de l’herbe en jouant de la guitare au coin du feu. Ils se voulaient le printemps du monde. C’étaient les babas.

Dans les marchés de France, on en repère encore ici ou là un exemplaire d’origine, sexagénaire édenté, osseux et cuivré, cheveu long, barbe en vrac, cou en peau de lézard, habits de toile écrue ou de grosse laine, sabretache, espadrilles crevées. Sa compagne est roulée dans un sarrau aux couleurs passées. Ils proposent au touriste des fromages pestilentiels et insipides, des huiles troubles et des bougies trapues qui fument sans éclairer.

Dans les années huitante, le mouvement reflua, les mas furent revendus et les études péniblement reprises, suivies d’une entrée discrète dans l’administration. Et c’est sous cette forme réembourgeoisée que l’esprit baba se répandit dans l’Europe entière.

Les premiers et les plus profondément atteints furent les assistants sociaux, les pasteurs et les enseignants. Mais tous y passèrent plus ou moins: aristocrates babas, banquiers et autres capitalistes babas, sportifs de pointe babas, officiers d’état-major général babas, policiers babas, voire concierges scolaires babas.

Le soussigné lui-même doit sans cesse se défendre contre des résurgences babaïques, rappel obstiné de son adolescence, parfum fade et débilitant.

Le baba, c’est d’abord un accent sentencieusement papelard – on dirait qu’il a de la pommade plein la bouche –, un accent sérieux et légèrement nasillard qui a colonisé nos parlers locaux. On le reconnaît au traitement du phonème an [ã] que le baba écrase contre son palais avec l’arrière de la langue tout en raidissant le sterno-cléido-mastoïdien: il y a quelque intérêt entomologique sinon esthétique à écouter un réformateur scolaire, c’est-à-dire la quintessence du baba, affirmer que «les enfants romands transcendent l’enseignement des grands-parents d’antan».

Le baba rejette les moeurs et la morale, le droit, la police, les tribunaux et la prison, les notes, les examens et les punitions, les dogmes, les frontières, l’armée, la discipline, le mariage, en un mot toutes les institutions et contraintes qui nous séparent de la «vraie vie» et des «vraies gens». Il suffirait, pense-t-il, d’être naturel, de s’ouvrir, d’échanger…

… encore que l’échange ne doive pas être trop cartésien. Pour le baba, la logique est un engrenage liberticide, la distinction une discrimination, l’argument une agression. Le dialogue baba ne vise pas la vérité, mais la fusion des contradictions à travers celle des contradicteurs. C’est un clapotis consensuel et récurrent, amorti par des «j’veux dire…», des «quelque part…» et des «à la limite…».

Le baba répugne aux catégories bien délimitées et leur préfère les notions évolutives, les processus, les tendances, les «de plus en plus» et les «de moins en moins». De la sorte, il y a toujours de tout dans tout, ce qui dispense de distinguer et de juger. De même, départager rigoureusement le tien du mien lui paraît excessif. Il est volontiers fusionnel en matière de propriété, notamment quand il s’agit de la cave de son père ou de l’appartement de ses amis.

Il aime le planant, l’ambiance amniotique, la fusion avec le grand tout: «Jonathan Livingstone» pour la musique, Hermann Hesse pour la littérature, Edouard Schuré ou le Dalaï Lama pour la religion.

A ses yeux, la maîtrise technique brise l’élan de la sensibilité. Il révère en revanche la «créativité», par quoi il entend l’expression spontanée et immédiate des sentiments personnels. C’est trop peu dire qu’il préfère la sincérité à la beauté: la maladresse, l’imprécision, la laideur même du résultat sont les garants de l’authenticité. Il aime les dessins d’enfants, l’art brut, les impros théâtrales et les fêtes informelles. Les horribles petits personnages en bois verni qui nous informent à l’entrée des villages qu’il y a des enfants à écraser, c’est lui. Les calicots «touche pas à ceci ou à cela…» dont les caractères baveux rétrécissent en se rapprochant du bord, c’est lui. L’exposé non préparé («je suis ici pour répondre à vos questions…»), c’est encore lui. Le poème moralisant et sentimental punaisé dans le choeur de l’église à côté de l’arc-en-ciel au stylo feutre offert par les enfants [ã], c’est toujours lui.

Le baba répugne à la liturgie, dont l’ordre immuable offense son goût du débraillé. En revanche, il adore les inventions liturgiques: bénédiction à l’eau de pluie, prière en fleur de lotus, accouchement dans la neige, mariage en parachute. S’il divorce, il envoie un faire-part représentant une cage brisée et deux colombes qui s’éloignent en tenant chacune un coeur dans le bec. En cas de naissance, le petit baba s’annonce lui-même: «Bonjour, le monde, bonjour, la vie, je suis né grâce à la merveilleuse complicité de mon papa et de ma maman…». S’il se dénie le droit d’imposer le sacrement du baptême à son enfant, le baba pratique volontiers ce faux-semblant qu’est la présentation. Et si le pasteur n’y prend garde, il en profite pour accabler l’assemblée d’un prêche satisfait sur les méandres du cheminement éthique familial. Enfin, pour les faire-part de décès, il dispose de tout un lot de sentences définitives tirées du Petit Prince, de Zarathoustra, de l’Attrape-coeur ou de Khalil Gibran, les cendres étant répandues à l’endroit où le de cujus a connu sa première extase.

Religieusement, le baba est de tendance new age et se considère comme un précurseur de l’ère du verseau. Il respecte toute religion, pourvu qu’elle soit cool et inclusive. Métempsychotique par confort, il confesse «une attirance pour le sacré». Il croit à «une force» supérieure diffuse, laquelle présente cet avantage de ne l’engager à rien. Il aime bien le Christ, mais débarrassé de son encombrante divinité: «Jésus, c’était un type vachement chouette, dérangeant, non-violent et tout. Mais bon, tu vois, il a été récupéré par l’institution, pis alors, on voit ce que ça donne, j’veux dire…»

Au nom de l’authenticité, il rejette les formules toutes faites. A la personne en deuil, au lieu de présenter «toute sa sympathie» ou «toutes ses condoléances», il déclare, en se balançant d’avant en arrière: «Chais pas quoi dire…», pour bien faire sentir que sa compassion va au-delà des mots. En réalité, il sait parfaitement ce qu’il va dire. Il va dire chaipacoidire, parce que c’est toujours cela qu’il dit. Il le fait aussi normalement que l’individu normal dit «toute ma sympathie». Il est ainsi d’autant plus conventionnel qu’il est persuadé de ne pas l’être.

Le baba n’est pas gourmet. Ce serait cautionner une société qu’il réprouve que d’aimer certaines choses et d’en rejeter d’autres. De même, il ne parle jamais de «mauvaise herbe», de «mauvais temps», de «mauvaise conduite», tous jugements qui nous ferment à la richesse du monde. A l’occasion, toutefois, il apprécie de manger un gâteau à la crème rance qui lui donne le sentiment d’être plus vrai.

Incapable de supporter un conflit, voire une simple tension, il recourt à mille procédures d’évitement.

Quand il est furieux, il n’attaque pas l’objet de sa fureur mais commente son propre état, parlant de lui comme s’il était un autre: «Tu sais, je suis très en colère», ou mieux: «J’avais envie de te dire que j’étais très en colère!»

S’il gronde son enfant, il s’aplatit aussitôt après: «Ton papa était vraiment très fatigué et il a un peu exagéré, mais il t’aime… hein, tu le sais, qu’il t’aime? … (petite voix) Tu lui pardonnes?»

Il craint la rhétorique, même la sienne, et prend toujours une distance qui en annule d’emblée l’effet: «Pour mettre un peu d’humour dans ce débat…» ou «Là je m’excuse, mais je vais faire une petite provocation…».

Il a toujours l’excuse au bord des lèvres, même s’il n’est manifestement pas coupable. L’excuse est une manière de vivre qui le met d’emblée à l’abri de toutes les accusations.

Il ne dit pas «je t’aime» à sa compagne, ce qui serait un affrontement et, pire encore, un engagement. Il lui confie: «J’voulais t’dire, chuis bien avec toi.» Car pour parler des autres ou aux autres, cet égocentrique qui s’ignore ne parle jamais que de lui.

S’il rompt une relation amoureuse, il renverse la perspective et somme sa victime de le consoler: «Crois-moi, c’est plus difficile pour moi que pour toi.» Ou alors, il se dévalorise préventivement: «Chuis un salaud, t’es trop bien pour moi.» Faiblesse protectrice!

Cette procédure atteint sa perfection avec ce qu’on pourrait appeler l’«auto-empathie régressive». Dans les débats publics, il finit toujours par évoquer des questions intimes, son ancienne femme qui a «retrouvé quelqu’un», son petit-fils qui lui apporte tellement, le cancer qui le ronge. De la sorte, les personnes présentes oublient l’orateur maladroit ou le professionnel incompétent pour ne plus voir que l’homme, l’homme dans sa nudité, l’homme pantelant qui voudrait tant qu’on l’aime.

De tendance matriarcale, il revendique pour l’homme le «droit à la tendresse», le «droit à la vulnérabilité» et le «droit aux larmes». Il nous fait tout un cinéma parce qu’il ne sera jamais «en cloque» et compense en jouant triomphalement les «hommes au foyer». Il se présente au recrutement avec une poussette hurlante et explique aux journalistes présents (on peut être spontané et avoir des copains dans la presse) qu’«éduquer son enfant [ã], c’est plus important que d’apprendre à tuer celui des autres».

S’il fait du théâtre, ses camarades et lui-même se congratulent interminablement à la fin de la pièce: «C’était trop génial de travailler avec toi…» – «Non, c’est surtout toi, t’as tellement apporté, chais vraiment pas comment tu fais, t’es hyper incroyable…»

Penché en avant, la tête inclinée sur le côté et soutenue de deux doigts, les yeux mi-clos, un soupçon de sourire aux lèvres, il cultive la posture «à l’écoute». Il aime qu’on parle de sa «qualité d’écoute». Il dit: «Je vous entends très fort…» Mais il ne vous entend pas vraiment: frotté de freudisme pour les nuls, il cherche toujours ce que vous voulez dire derrière ce que vous dites et attend le moment où vous reprendrez votre souffle pour dire avec un air entendu et perspicace: «Je me demande pourquoi tu dis tout ça…»

Small is beautiful: contre la mondialisation, le baba prône les petits ensembles où chacun s’appelle par son prénom, le village, le quartier, l’immeuble. Recroquevillé sur la proximité immédiate, il s’«engage» pour le bureau de poste où il ne met jamais les pieds («touche pas à ma poste!») ou le platane pourri qui menace de s’écrouler («touche pas à mon arbre!»). Il défile avec un nourrisson sur la poitrine, symbole d’innocence bafouée et dissuasion efficace face aux éventuelles matraques.

Le baba se croit une vocation pédagogique. Il veut «faire réfléchir» les autres. Il aime «déranger» en brisant l’un ou l’autre «tabou», généralement en miettes depuis une génération. On lui doit en particulier l’institution de ces promenades didactiques qui infestent les sommets les plus sauvages d’écriteaux informatifs horriblement inintéressants.

Même s’il ne veut pas d’enfants, à cause de la pollution, il en fait quand même un à titre de démonstration éducative. Le petit baba, nanti d’un prénom ethnologique plus ou moins retouché, sera l’objet d’une admiration dévote, d’une attention de tous les instants et d’un effort pédagogique obsessionnel, à l’exclusion de toute contrainte ou admonestation. Hyperactif et surdoué, comprenez: caractériel et fainéant, protégé des sanctions par des parents en procès permanent avec l’institution scolaire, le petit baba explorera méthodiquement toutes les formes de transgression, mettant hors de combat les enseignants les plus résistants.

Adolescent, le fils baba a bien saisi les mécanismes psychologiques de ses parents. Il héberge sa petite copine chez eux, insensible à l’air douloureux qu’ils arborent en lui apportant le petit déjeuner au lit. Ou alors, il se révolte contre son milieu et devient policier, yuppie ou videur dans une boîte de nuit.

Herbivore dans un monde de carnivores, le baba est un être essentiellement grégaire. Toutes les décisions doivent émaner du groupe, référence ultime du bien et du mal. Elles se prennent au cours d’une lente macération, dans un grouillement reptilien où chacun s’efforce d’imposer son avis en faisant mine de se plier à celui du groupe.

C’est au baba qu’on doit les innombrables et interminables colloques qui encombrent les salles des maîtres, les bureaux des infirmières et les tentes des états-majors.

Ses lettres de lecteur sont toujours signées d’une quinzaine de noms. Sa ferme du Larzac, il l’a achetée en groupe, se préparant de cuisants lendemains juridiques. Quand il réussit quelque chose, c’est d’abord «l’équipe». Il a gagné une étape du tour cycliste local en solitaire, mais il doit sa victoire à l’équipe, qui a été «juste incroyable…». Si Einstein avait été baba, il aurait partagé la découverte de la relativité générale avec sa bonne et son voisin de palier: «C’était complètement un travail d’équipe, tout seul j’aurais rien pu faire, ils ont été fantastiques, ils ont abattu un boulot formidable, je leur dois tout…» Sur la photo de presse, il les regarde avec une tendresse étudiée…

… mais c’est quand même lui qui est au milieu et parle pour les trois. Car le baba est toujours en représentation. Et c’est ici qu’on en arrive à sa dramatique contradiction interne.

Le modèle du baba, c’est le bon sauvage en prise directe avec l’univers, l’humain fondamental, tout entier dans ce qu’il fait, sans arrière-pensée ni conscience de lui-même. En un mot, l’exact opposé de l’occidental individualiste, rationaliste et conquérant1. Le baba voudrait désespérément retrouver cette authenticité supposée. Seulement, en même temps, il voudrait se voir en train de la retrouver. Il veut jouir d’être un bon sauvage inconscient de sa bonté et de sa sauvagerie. Il veut se contempler en train de contempler le soleil couchant sans arrière-pensée. Il veut s’immerger dans la vie mais, comme le passeur d’eau, il ne quitte jamais le bord.

Vers quarante-cinq ans, il reprend une pinte de montagne, une librairie-café ou un cinéma de quartier, devient diacre, ferronnier «d’art» ou paysan bio. Dans le reportage que lui consacre la presse locale, il déclare qu’il veut retrouver les vieilles valeurs de convivialité, d’artisanat et de terroir, et témoigner contre l’industrialisation, la «malbouffe» et l’exode rural. Au bout de deux ans, il rend les armes en laissant une ardoise phénoménale à ses vieux parents abasourdis et aux amis, furieux, qui l’ont subventionné. Mais ça a été une «expérience extraordinaire», il a rencontré des «gens fabuleux». La carrière du baba est une longue préretraite durant laquelle il se fabrique de faux souvenirs de vraie vie.

Si l’esprit baba a contaminé aussi facilement l’Europe entière, c’est que le principe égalitaire ambiant lui avait frayé le chemin, dénonçant les hiérarchies et aplatissant les différences. Mais si tous en ont été frappés, tous n’en meurent pas. Chez les peuples au tempérament vigoureux, le babaïsme, comme l’égalitarisme, est resté à la surface. Il a sans doute inspiré les discours de leurs politiciens, voire certaines de leurs lois, mais c’est surtout pour la galerie, et le babaïsme n’a guère modifié leurs moeurs… pour le moment.

En revanche, il a pénétré profondément les peuples calmes et introvertis. C’est ce qui est arrivé aux Vaudois.

Le Vaudois personnalise à outrance les relations, même superficielles et sans lendemain, même commerciales ou administratives. Il a plus que tout autre le respect des personnes et le goût de l’amitié, il déteste les conflits et les ruptures.

Il se méfie des idées trop claires et des positions trop tranchées. Il a développé, au point d’en être parfois paralysé, une grande capacité de sentir ce qu’il y a de juste dans la position adverse et d’excessif dans la sienne propre. Il pratique une ironie souvent excessive à son propre égard.

Il aime la nature et la tranquillité.

C’est dire que tout le prédisposait à accueillir le babaïsme comme un écho à sa propre nature.

Mais c’est un écho dégradé: l’esprit baba a investi notre culture pour la caricaturer et forcer ses traits les plus discutables. Il en a détendu le ressort délicat. Il en a ôté le réalisme terrien, l’humour en demi-teinte, l’impalpable subtilité.

 

NOTES:

1 L’ecclésiastique baba a toujours une réserve d’anecdotes édifiantes qui mettent en relief la sagesse ancestrale du bon sauvage, telle celle du jeune Noir qui lui a dit: En Suisse, vous avez des montres, mais en Afrique, nous avons le temps… Pas moins de trois pasteurs vaudois me l’ont racontée comme une expérience personnelle.

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