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Actualité de Bertrand de Jouvenel

Georges Perrin
La Nation n° 1910 11 mars 2011
Les débuts d’une révolution offrent un charme inexprimable. L’événement encore indécis paraît receler tous les possibles. Il promet aux rêves insatisfaits, aux systèmes dédaignés, aux intérêts blessés, aux ambitions déçues, il va tout réparer, tout exaucer et tout accomplir; l’assurance joyeuse de sa jeune démarche excite l’amour de tous et trouble jusqu’à ceux qu’elle menace directement.

Ces lignes de Bertrand de Jouvenel se rappellent à nous devant le spectacle des événements actuels d’Afrique du Nord; dans La Nation du 28 janvier, Jacques Perrin avait exprimé les réflexions désabusées qu’on peut faire et les sentiments qu’on peut avoir à l’égard d’une opinion primaire, soudain enflammée et partie dans les plus folles extrapolations, soutenue par une presse conquise à l’avance. Alain Finkielkraut, dans une émission politique, a, pendant plus d’une heure, tenté de mettre un peu de raison dans l’engouement irréfléchi qui s’est emparé des médias. Il semble bien, à lire les éditoriaux de nos journaux sur le sujet, que tous ces efforts de tempérance et de rationalisation ne servent à rien. Le fol espoir persiste.

C’est en 1945, à la fin de la guerre, que B. de Jouvenel, réfugié en Suisse, a écrit un ouvrage important sur Le Pouvoir, Histoire naturelle de sa croissance (d’où est tirée la citation en exergue). La monstruosité de ce conflit, des destructions, des moyens employés, des effectifs des armées, de la mobilisation totale des économies nationales, le nombre de morts, tout ce mal en croissance manifeste depuis plusieurs siècles – mais contrastant avec tout le potentiel de confiance dont est investi le Pouvoir dans son propre pays pour en obtenir de tels efforts et arriver à ses fins – tout cela méritait d’être approfondi historiquement pour être compris.

Ce fut le but et la réussite de cet ouvrage. Ainsi nous apparaissait peu à peu, sous la plume de l’historien et du sociologue, au fil de ses recherches et grâce à une impressionnante érudition, une figure nouvelle d’une réalité permanente, présente dans toutes les sociétés, à toutes les époques, y compris chez les anarchistes qui en nient l’existence: le Pouvoir, considéré comme un être vivant, appelé le Minotaure, monstre humain et bestial, mixte par ses qualités et ses défauts, faisant partie de la société et en même temps dressé contre elle. Il est à la fois égoïste et d’esprit social. Mais il n’est efficace et capable de durer que s’il veille à ses propres intérêts. Sa vie est de croître et de grandir, comme toute créature. Les régimes qui réussissent sont ceux qui ont confiance en eux-mêmes et dans le bien-fondé de leur force: «Dieu, comme dit Luther, n’a pas donné aux gouvernants une queue de renard, mais un sabre.» Ceux qui doutent de leur mission sont généralement balayés par l’histoire, comme Louis XVI interdisant aux Suisses de tirer. «Rien, dans le règne naturel, dit Jouvenel, ne continue de vivre, qui ne soit soutenu par un intense et féroce amour de soi-même. De même, le Pouvoir ne garde son ascendant nécessaire que par l’intense et féroce amour que les dirigeants portent à leur pouvoir.»

Nombreuses sont les circonstances dont profite le Minotaure pour accroître sa puissance ou son étendue, guerre, révolutions, ou même tout changement de gouvernement qui est, dit Jouvenel, comme une reproduction plus ou moins réduite de l’invasion barbare (car la hantise de l’auteur, c’est le retour progressif à l’état de barbarie dont nous approchons à grands pas, comparés aux siècles passés). Et, signe de cette descente, nous sommes aveugles devant le mal qui surgit et s’étend. C’est de nouveau le fol espoir qui nous fait voir un avenir de liberté dans un mouvement social dont on ne connaît pas le terme, mais qui pourrait se résoudre en une aggravation du Pouvoir et par conséquent une nouvelle limitation de liberté: «Sensible à l’aspect des événements, l’esprit de l’homme y croit trouver leur sens, prenant l’élan de la vague, qui est visible, pour le mouvement de la mer, qu’il faudrait calculer. On s’attache au cri de “Liberté” qui retentit aux débuts de toute révolution, on n’aperçoit pas qu’il n’en est aucune qui n’aboutisse à l’appesantissement du Pouvoir.» Ainsi, avant les révolutions, «c’était l’autorité de Charles Ier, de Louis XVI, de Nicolas II. Après, celle de Cromwell, de Napoléon, de Staline. Tels sont les maîtres auxquels se voient soumis les peuples qui se sont élevés contre la “tyrannie” du Stuart, du Bourbon ou du Romanoff. […] Non, les Cromwell, les Staline ne sont pas conséquences fortuites, accidents survenus durant la tempête sociale. Mais bien le terme fatal auquel tout le bouleversement s’acheminait de façon nécessaire; le cycle ne s’est ouvert par l’ébranlement d’un Pouvoir insuffisant que pour se clore par l’affermissement d’un Pouvoir plus absolu.»

Appliquées au présent, ces constatations de Jouvenel font penser que les révolutions d’Afrique du Nord ne se réalisent ou ne pourraient réussir que parce que les potentats de ces Etats sont vieux, malades, voire mentalement débiles, et donc déjà près de tomber; mais ce qui frappe en plus, c’est qu’on ne les traite pas comme de faibles adversaires; ils sont considérés tous sans nuance comme des dictateurs à la tête de régimes corrompus, cruels et accapareurs; on leur dénie alors toute légitimité. Mais, pour pouvoir nous exprimer ainsi, connaissons-nous ce que sont la légitimité et les traditions gouvernementales chez les peuples dans l’Islam? Ils confondent le trésor de l’Etat avec le leur? Dans l’Empire romain, les anciennes provinces appartenaient au Sénat, les nouvelles à l’empereur! Et Jouvenel cite ici le témoignage de Bolingbroke, l’homme politique anglais: «Je crains fort que nous ne soyons arrivés au pouvoir dans les mêmes dispositions que tous les partis; que le principal ressort de nos actions ne fût de tenir en mains le gouvernement de l’Etat; que nos objets principaux fussent la conservation du pouvoir, de grands emplois pour nous-mêmes et de grandes facilités pour récompenser ceux qui avaient contribué à nous élever, et pour frapper ceux qui s’opposaient à nous.» C’est l’égoïsme du Minotaure, présent aussi dans la bonne société anglaise. Cela peut se cacher sous des vocables techniques et neutres: «Ne voit-on pas aussi, demande Jouvenel, les gouvernements modernes faire bénéficier des deniers publics des groupes sociaux, des classes, dont ils veulent s’assurer les votes? C’est ce qu’on appelle aujourd’hui redistribuer les revenus par la fiscalité.» Il fait bon de voir, sous l’apparence des mots, l’ambivalence de la réalité.

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Reste la question de la responsabilité des initiateurs de la subversion à l’égard des suiveurs ou encore davantage à l’égard d’une population passive et prise malgré elle dans tous les risques des bouleversements et des combats. Jouvenel n’a pas grande indulgence pour eux: «C’est dans leur lyrisme qu’on va chercher la signification du mouvement; […] comme si les hommes savaient ce qu’ils font et faisaient ce qu’ils croient! Ils croient combattre l’oppression, borner le Pouvoir, faire cesser l’arbitraire, garantir la liberté et la sécurité de chacun, remédier à l’exploitation du peuple et faire rendre gorge à ses bénéficiaires. Ils veulent construire… mais qu’importe, car ce destin ne leur est jamais réservé. Ils ont rempli leur fonction historique, dès lors qu’ils ont bravé et bafoué le Pouvoir. […] Demander à ceux-là leur programme, quelle dérision! Ce sont voiles que gonfle le vent de l’époque, coquillages où mugit sa tempête.»

[…] «Ainsi, la rénovation et le renforcement du Pouvoir nous apparaissent comme la véritable fonction historique des révolutions.»

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