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Marcel Regamey

Bertil Galland
La Nation n° 1920 29 juillet 2011
C’est alors que des amis me parlèrent, à Lausanne, de l’avocat porteur de guêtres, qui enroulait son écharpe autour de son corps maigre, Marcel Regamey. Il parlait bas mais, hésitant pour trouver le mot juste, ouvrait élégamment ses mains de pianiste devant la douzaine de jeunes gens qu’il réunissait chaque semaine dans une petite salle de Montbenon. Aucune connaissance acquise à l’Université ne valait sa familiarité avec tous les épisodes passés et contemporains de la saga vaudoise. Sa subtilité et sa passion parfaitement dominée conféraient vie au Moyen Age, aux courants d’idées contemporains, aux débats théologiques, aux intérêts économiques et sociaux dont était née la Suisse, aux épisodes mesquins ou décisifs de la politique cantonale. Sur les figures pittoresques du terroir nous apprenions le meilleur et le pire. Mais il élargissait sans cesse. Les nouvelles parutions, en sociologie, en histoire, en politique, étaient distribuées, lues par tel ou tel participant qui ouvrait la discussion la semaine suivante. On analysait les idéologies et les modes. Des références fondamentales nourrissaient aussi le débat, saint Thomas pour les uns, Marx pour comprendre l’impact d’un système global, Bertrand de Jouvenel pour saisir la croissance naturelle du pouvoir ou David Riesman, le sociologue américain de la Foule solitaire, pour mesurer le malaxage des mentalités au milieu du XXe siècle.

Cette universalité prenait sens par une pédagogie habile, avec la formation, autour de Regamey, d’un groupe de jeunes personnes aux études qui sentaient croître entre elles une communauté ancrée dans le Pays de Vaud, liée à La Nation, selon le nom du journal où l’on se mettait à écrire, éprouvant une responsabilité envers le sort, la survie, le renforcement du canton, dans le tohu-bohu contemporain, la centralisation helvétique, la réconciliation de l’Europe, le tout à l’égout de ceux qui s’en fichent et cèdent à toutes les pressions de l’époque. Un certain type de société pouvait se concevoir, concrète et particulièrement humaine, en dehors de tout système abstrait, si le gouvernement dont le destin avait pourvu le canton se montrait persuadé de sa mission, quels que soient les partis impliqués. Ce respect de l’autorité historique, fût-ce dans un petit Etat, était à l’opposé de l’indifférence de Jacques Mercanton envers toute forme de politique en Suisse, car il ne pouvait jamais s’agir, à ses yeux, que d’administration. Où déceler de la grandeur?

On imagine aisément, après ce que j’avais vécu en marginal, épris des langues et des routes, l’effort d’adaptation considérable qu’exigèrent ces réunions. Une part de moi se tenait en réserve. Mais ma vision poétique des choses décelait chez Marcel Regamey, vivement apprécié pour sa rigueur, une part de romantisme, mot, attitude et notion qu’il honnissait. Observant néanmoins sa sensibilité, sa mémoire infaillible, sa foi, la part considérable de la perception musicale chez ce brillant juriste, j’eus parfois le soupçon que sa nature aurait tellement souffert d’un entourage médiocre, d’un traintrain provincial, de déblatérations ordinaires, fussent-elles expertes, qu’il avait eu le génie d’imaginer et même de créer un pays vivable en se constituant une communauté complice avec des moeurs et un vocabulaire à son goût. II réalisa dans les faits ce rassemblement de jeunes intelligences pour commenter inlassablement les situations, formuler des objectifs, parcourir parfois ensemble les paysages et prendre les dimensions topographiques de cette patrie, bref influencer (chacun jugera dans quelle mesure) le sort du peuple vaudois. Et il lança périodiquement des actions politiques avec son arme, la Ligue vaudoise.

Revenu de voyages, où je m’entichais pour des pays luttant pour rester eux-mêmes, Islande, Finlande, ou m’approchant du Tibet par l’itinéraire d’Ella Maillart, et j’en passe, il me fut naturel de participer au combat pour un canton du Jura, avec Roland Béguelin et Roger Schaffter, me rapprochant fraternellement de Jean Cuttat et d’Alexandre Voisard. Mais il s’imposa peu à peu, et de manière primordiale, que mon ambition cosmographique se vouât au Pays de Vaud. D’où les douze tomes de l’Encyclopédie illustrée. Regamey, jouant à son tour le rôle du père qui m’avait manqué, et avec qui, selon la règle de toute émancipation, je vécus une grande rupture, m’a laissé de 1960 à 1973 servir la poésie et le libre talent des écrivains dans les Cahiers de la Renaissance vaudoise qu’il avait créés en 1926. Il avala bien des couleuvres, les histoires lestes de Chappaz, le maoïsme lyrique de Lorenzo Pestelli. Littérairement nos mondes étaient difficilement conciliables. Mais il a chevillé en moi 1’attachement à ce qui était de toute évidence ma patrie. J’ai choisi ma propre manière de la situer et de la servir sans entamer d’un iota le souvenir des semaines passées au château de Valeyres-sous-Rances, à écouter Mozart, à recevoir des visiteurs de haute science, à discuter chapitre par chapitre des livres profonds, à lire à haute voix Philippe Jaccottet (d’autres poètes amis n’avaient pas sa cote). Et comme le sage grec au bord de l’Illyssos, Maître Regamey, se dépouillant de sa veste grise et de ses guêtres sous le soleil d’été, emmenait sa petite troupe le long du Mujon, affluent de l’Orbe, s’asseyait parmi nous dans l’herbe et ouvrait les portes les plus inattendues de son savoir vaudois.


In Cahiers Gustave Roud n° 14, 2011, «Correspondance Gustave Roud Bertil Galland, 1957-1976», p. 157-158. Reproduit avec l’aimable autorisation de l’auteur.

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