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Affection et reconnaissance

Olivier DelacrétazEditorial
La Nation n° 1765 19 août 2005
Le soixante et unième camp de Valeyres vient de se terminer. Son créateur, M. Regamey, aurait fêté ses cent ans aujourd’hui 19 août. Plusieurs de ceux qui ont participé à cette retraite estivale ne l’avaient jamais rencontré. Les plus jeunes étaient à peine nés à sa mort. Et pourtant, il fut très présent. Nous l’avons souvent évoqué au cours de nos discussions qui portèrent sur mille sujets, le lynchage médiatique, l’histoire vaudoise, la nature, les marchés financiers, le rapport «Valeurs et priorités» du Conseil synodal, le profil de qualification, l’homme prudent vu par Aristote, les relations entre les Etats-Unis et le monde islamique, la paternité divine, le jugement politique et les sectes.

Dans les milieux qui n’ont pas besoin de se renseigner pour savoir, il est arrivé qu’on présente M. Regamey comme un «gourou» projetant ses fantasmes communautaires sur un groupe de personnes fascinées par sa personnalité.

C’est un fait que, pour qui s’arrête aux apparences, la distance n’est pas grande, du respect à la fascination, du maître au gourou. A un certain niveau d’indifférence ou d’insensibilité, on ne la distingue même pas. Mais pour être étroite, la ligne qui les sépare n’en est pas moins profonde et décisive.

Il détestait voir des personnes s’approcher de lui convaincues d’avance, prêtes à absorber béatement la moindre de ses paroles. Ce n’est certes pas le cas d’un chef de secte, qui considère toute vérité comme un effet de sa volonté qu’il convient de recevoir pieusement. Lui voulait au contraire que ses interlocuteurs se rendent librement à ses arguments, ceuxci valant en eux-mêmes et non à cause de celui qui les énonçait.

Il prenait son bien intellectuel là où il le trouvait, sans préjugé. Il y aurait une étude à écrire sur les emprunts doctrinaux qu’il fit aux penseurs les plus divers tout au long de sa carrière. Il commença très fort, adolescent, en se proclamant «positiviste chrétien», unissant d’un coup saint Paul et Auguste Comte! Marcel de Corte, Louis Salleron, Paul Ricœur, Georges Renard, Jacques Pirenne, Charles Maurras, évidemment, et combien d’autres lui fournissaient des matériaux dont il se servait librement. Il aimait citer ses inspirateurs, comme autant de maîtres et d’amis. Le gourou, lui, se considère comme la source unique de l’être: il n’y a rien ni personne avant lui.

Le gourou a pour toute chose une explication unique qui tient en quelques phrases simples. C’est qu’il doit subjuguer immédiatement. Son but n’est pas l’échange intellectuel mais le rapt mental. M. Regamey s’efforçait de distinguer prudemment les lois internes de chaque être, animal, personne, groupe, puis les lois réglant les relations entre ces êtres. Cette vision étagée, soutenue par un recours fréquent à l’analogie, lui permettait, selon le vieil adage, de «distinguer pour unir». Le gourou distingue pour rejeter.

Il aimait réfléchir avec autrui. Le petit groupe lui convenait particulièrement bien. Il savait animer la discussion, relancer le débat, mettre ses interlocuteurs en valeur. Avancer peu à peu à plusieurs était l’un de ses grands plaisirs. Et parfois, d’un seul coup, il sortait du cadre et renouvelait complètement l’approche. C’était comme un éclair d’intelligence pure jeté sur les idées déjà développées, les reprenant, les complétant, les revivifiant. Comme avocat, il parlait sans difficulté en public et affrontait volontiers ses adversaires dans le cadre de débats contradictoires. Mais il n’était pas à l’aise devant le micro qui absorbe tout sans rien rétorquer. Il craignait l’anonymat des auditeurs et des téléspectateurs, qui exclut absolument le dialogue. Le gourou ne dialogue jamais. Son discours est un monologue autiste, prolongement de sa personnalité et instrument de sa volonté de puissance.

Par souci d’être compris et aussi par respect pour des interlocuteurs qui ne connaissaient pas les subtilités du jargon philosophique, il utilisait le vocabulaire courant. Tout au plus recourait-il à l’occasion à quelques notions de philosophie générale, puissance et acte, matière et forme, substance et accident, essence et existence. Des exemples tirés du quotidien les amenaient sans peine à la portée du citoyen ordinaire. Si nous avions un vocabulaire assez précis et rigoureux, disait-il, nous pourrions nous passer de philosophie. Ce qu’il avait pris d’Aristote et de saint Thomas, c’était, autant qu’une doctrine, une attitude, faite de curiosité et de respect face au monde, de volonté de connaître et de soumission aux faits. Là encore, rien à voir avec le premier degré invasif et monomaniaque du sectaire.

Il aimait la beauté des êtres et des choses, et tout particulièrement des créations humaines. Il y voyait, comme il l’expose dans son livre Par quatre chemins, une voie privilégiée pour s’approcher du Créateur. La beauté est une rude ennemie des sectes. Elle en révèle la fausseté intrinsèque. De même que la beauté est l’éclat du vrai, l’esprit de secte engendre inévitablement le kitsch, à l’image du Mandarom de Gilbert Bourdin, messie cosmo-planétaire de Castellane (Hautes Alpes), créateur de l’aumisme et grand pourfendeur de Lémuriens. A elle seule, sa sensibilité à la beauté aurait éloigné M. Regamey de ces mondes parallèles fermés, tantôt doucereux tantôt brutaux, toujours déséquilibrés, tordus, grotesques.

Enfin, une foi classique, si l’on ose dire, à la fois impétueuse et respectueuse des usages, le protégeait de toute dérive sectaire. M. Regamey, conscient de ce qu’il valait, n’en tirait pas orgueil. Il fuyait même les manifestations de reconnaissance ou d’admiration. Pressé de compliments par un fâcheux – mais si gentil, ce fâcheux, si désireux de bien faire –, il détournait le regard, prenait un air absent et déviait dès que possible la conversation sur un sujet moins personnel. Moteur de toute secte, le culte de la personnalité n’était vraiment pas son affaire. Pour autant, il ne nous a pas semblé scandaleux de rappeler son souvenir avec affection et reconnaissance.

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