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La balade du curseur

Olivier DelacrétazEditorial
La Nation n° 2154 31 juillet 2020

Pour classer les différentes conceptions des rôles de l’Etat et du citoyen dans la société, on utilise couramment un curseur se déplaçant le long d’un axe qui commence avec «tout par l’initiative privée et la liberté individuelle» et finit à «tout par les pouvoirs publics et la planification étatique». A partir de là, chacun fait glisser le curseur jusqu’au point qui lui convient.

Le libertarien l’arrête avant même qu’il ne bouge. L’intervention de l’Etat, voire sa simple existence, fausse la nature des choses. L’ordre social naît de la dynamique des libertés personnelles déployant leur créativité, s’associant les unes aux autres par des contrats volontaires et se heurtant dans une concurrence qui sélectionne les meilleurs. Philosophie plaisante quand on est jeune et énergique, égoïste et culotté.

Le curseur fait un petit bout de chemin et s’arrête sur le libéralisme dur: l’existence de l’Etat est légitime, son rôle est d’assurer l’ordre dans les rues et l’administration de la justice, la défense du territoire, éventuellement la frappe de la monnaie. En d’autres termes, l’Etat a pour fonction d’entretenir les conditions optimales de la concurrence. Dans ce but, on lui concède le monopole, étroitement limité, des moyens de contrainte publique. Pour le reste, le libéral en reste à l’idée que les interventions de l’Etat sont lentes, simplistes et coûteuses, qu’elles ne laissent aucune place à l’imagination et à l’invention, qu’elles ignorent les cas particuliers et multiplient les entraves administratives.

En reculant un peu le curseur, on voit que les libertariens, au contraire des libéraux, n’ont aucun problème à envisager la privatisation de la police, des prisons, voire de l’armée. Or, si c’est une chose de recourir à des forces d’appoint comme Securitas, dont l’action est strictement cadrée, c’en est une autre de confier à des privés un pouvoir de contrainte sur les individus, fussent-ils criminels.

Le curseur repart, pour s’arrêter aux libéraux qui admettent une certaine responsabilité de l’Etat dans les domaines des transports, de l’énergie et des communications. C’est une sorte de modernisation du libéralisme classique, cette extension des tâches de l’Etat étant imposée par l’évolution des techniques.

Le curseur arrive doucement à cette forme particulière d’intervention étatique dite «anticyclique», où l’Etat retient ses sous quand l’économie commence à surchauffer et engage de grands travaux d’infrastructures dans les périodes où elle s’essouffle. Nous sommes aujourd’hui dans une telle période et, sachant que l’Etat de Vaud a amassé des réserves considérables, nous attendons de lui qu’il exerce ce rôle régulateur.

Dans la foulée, vient s’ajouter sur notre axe une étape inattendue, où l’on voit les indépendants les plus jaloux de leur indépendance invités à demander une aide publique, via les organisations professionnelles. On découvre ainsi que l’indépendant dépend lui aussi, tout de même, de la prospérité générale et que son statut s’inscrit lui aussi dans une forme de solidarité collective.

Le curseur repart, pour désigner l’accumulation des services publics ou semi-publics: après les routes et la poste, les trains, l’école et l’assurance incendie, l’électricité, les médias électroniques et la santé, tout ce qui est utile à la collectivité devient un service public ou une activité soumise à concession. Les médias écrits sont en train d’y passer eux aussi, avec un enthousiasme digne d’une meilleure cause. Si l’on admet que tout le monde a droit à tout, le service public n’est qu’une modalité de l’étatisme absolu.

Puis, le curseur fait un retour en arrière et s’arrête à la libéralisation des services publics au nom de la baisse des coûts. Le problème de cette étape est qu’elle exige un deuxième curseur avançant en sens inverse, et à la même vitesse, car l’intervention de l’Etat est nécessaire pour imposer cette libéralisation.

Un petit saut, et on arrive au «revenu inconditionnel de base», puis à cette fameuse «assurance générale de revenus», sorte de «super-sécu» dont on commence à parler sérieusement, si j’ose dire.

Au bout de sa marche, le curseur se bloque définitivement sur la planification bureaucratique de toute l’activité sociale et économique: plus d’invention personnelle, plus de concurrence, plus de faillite, plus de licenciement, sous peine de mort civile. Dans ce monde unipolaire, chaque individu est employé-membre de l’Etat, entretenu, assuré et dirigé par lui de la vie intra-utérine à la vaporisation finale.

A première vue, il n’y aurait qu’à choisir où l’on va placer son curseur et tirer les conclusions politiques et législatives qui en découlent. Mais on constaterait alors que le monde réel résiste au déplacement du curseur. Il résiste de toute sa réalité, de ses habitudes, routines et usages, des droits et libertés individuels. Il résiste de toutes ses institutions qui vivent dans le temps long, des entreprises existantes, des chantiers en cours d’exécution, des engagements pris, qui garantissent d’autres engagements. Il résiste de toutes les peurs plus ou moins légitimes que nous inspire l’inconnu.

Quoi qu’on pense de ces résistances, quelle que soit l’urgence qui nous semble s’imposer, et qu’on veuille étatiser ou libéraliser, c’est en vain qu’on essayera de forcer les choses et de mouvoir la réalité aussi vite que le curseur immatériel glissant sans effort sur son axe théorique.

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