Identification
Veuillez vous identifier

Mot de passe oublié?
Rechercher


Recherche avancée

Occident express 63

David Laufer
La Nation n° 2154 31 juillet 2020

Il y a dix-sept ans, le Premier ministre Zoran Djindjic s’est fait assassiner devant le siège du gouvernement à Belgrade. Aujourd’hui un artiste réputé est en train de terminer le monument à la mémoire du défunt: une flèche en acier pointant vers le ciel, brisée en son milieu. Il y a quelques années encore on aurait certainement commandité une statue en pied de l’homme d’état, la main appuyée sur une pile de livres, le regard perdu vers l’horizon et le menton levé. Mais voilà, cette génération n’est plus prête à fléchir le genou devant un individu. Le déluge d’informations nouvellement disponibles fragilise toute forme d’apologie. Tel écrivain était raciste, tel député était pédophile, tel physicien battait sa femme, tel compositeur était judéophobe. Peu importent les actes héroïques ou les œuvres d’art: Dieu a fait l’homme à son image, et Dieu est mort. Sous cet angle particulier, la fureur iconoclaste qui est en train de gagner les Etats-Unis et l’Europe contient, peut-être, une part de vertu. Rappelons que l’enseignement de l’histoire est la pierre angulaire de l’enseignement obligatoire, dont le but premier était de constituer un récit national fédérateur. Dès le milieu du 19e siècle, on a ainsi endoctriné des générations de petits citoyens pour les convaincre – noble tâche – de leur communauté de destin. Comme l’Europe moderne naissante sortait de l’âge monarchique, ces récits étaient eux-mêmes monarchiques. On nous a par conséquent enseigné une histoire dessinée par la volonté de grands individus, ponctuée par de grands événements. Or la recherche historique, remise en cause par des scientifiques externes à la discipline, a depuis plusieurs décennies mis en lumière la prépondérance de ce qu’on appelle «le temps long». On commence ainsi à découvrir, le big data aidant, que certaines règles peuvent être établies et que l’histoire n’est pas ballottée sans raisons au gré des passions humaines. Qu’une révolution ne peut éclater que lorsque certaines conditions précises sont réunies, que le climat a une importance capitale dans la disparition des empires, que les grands chefs sont le produit d’une culture nationale et non ceux qui la définissent, que la volonté de quelques-uns ne pèse pas lourd face à des déterminants qui avancent à la vitesse et avec la force imperturbable des glaciers. Aujourd’hui tout cela est encore lettre morte et mon fils de treize ans continue d’ânonner la liste des rois de France. Mais si cette histoire-là l’emporte, si cette vision désindividualisée de notre passé s’impose enfin comme cela semble être le cas, les conséquences seront incalculables. Car notre vision de l’histoire détermine en grande partie notre gestion du présent et nos préparatifs pour l’avenir. Si nous réalisons que nos destins ne sont pas le fait de quelques-uns, c’est notre conception même de la démocratie qui en sera définitivement modifiée. Les processus électoraux apparaîtront enfin pour ce qu’ils sont, c’est-à-dire la quête impossible et perpétuellement déçue du sauveur. Quand bien même celui-ci se trouve en chacun d’entre nous.

Vous avez de la chance, cet article est en accès public. Mais La Nation a besoin d'abonnés, n'hésitez pas à remplir le formulaire ci-dessous.
*


 
  *        
*
*
*
*
*
*
* champs obligatoires
Au sommaire de cette même édition de La Nation: