Identification
Veuillez vous identifier

Mot de passe oublié?
Rechercher


Recherche avancée

La honte de l’Europe

Olivier Delacrétaz
La Nation n° 2180 30 juillet 2021

Sous le titre «Lesbos, la honte de l’Europe», M. Jean Ziegler vient de publier, aux éditions du Seuil, un petit ouvrage condamnant la politique migratoire de l’Union européenne et de la Grèce. Lesbos est l’une des cinq îles grecques proches de la côte turque sur lesquelles se trouve un hotspot, c’est-à-dire un centre européen d’accueil et d’enregistrement des migrants. La création de ces centres fut décidée en 2015, alors que le flux de requérants, ne cessant de croître, était monté à plus de huit cent mille personnes. L’idée était de soulager les pays du Sud, en particulier la Grèce, en répartissant les demandeurs d’asile dans tous les Etats de l’Union. Les hotspots permettraient de les accueillir et de les trier, puis de les renvoyer ou de les «relocaliser» dans un Etat tiers.

Cette opération, conçue par une bureaucratie lointaine, fut un échec immédiat et spectaculaire. Les hotspots – M. Ziegler parle surtout de celui de Lesbos, entièrement détruit par un incendie en 2020 et reconstruit ailleurs, mais ceux de Samos, de Leros, de Kos et de Chios sont assez semblables – sont des camps d’internement entourés de barbelés, plus que surpeuplés, sales, dangereux, infestés de rats. L’attente des demandeurs ne devait pas dépasser six mois. Elle est beaucoup plus longue, jusqu’à six fois selon M. Ziegler, à cause du manque de personnel qualifié, mais aussi parce que la crainte de laisser passer des terroristes ralentit indéfiniment l’interrogatoire de chaque requérant. Les nouveaux arrivants ne trouvent de place qu’à l’extérieur des camps et se débrouillent comme ils peuvent – à Samos, on parle de «la jungle». M. Ziegler évoque les rafiots surchargés de réfugiés que la police grecque ou Frontex1 repoussent à la mer, les abus de pouvoir, les viols, la malnutrition générale, les requérants désespérés par des attentes sans fin, dont certains finissent par se mutiler, voire se suicider.

On le sait, M. Jean Ziegler réorganise volontiers la réalité en fonction de ce qu’il entend démontrer. Mais ses descriptions sont, dans l’ensemble, corroborées par d’innombrables reportages interviews et documents photographiques qui ne proviennent pas tous de gauchistes invétérés.

M. Ziegler accuse l’Union européenne et l’Etat grec de laisser volontairement pourrir la situation sur les hotspots, dans l’espoir secret que ce spectacle révoltant dissuadera les fugitifs de franchir la Méditerranée. Il juge cette politique non seulement immorale mais aussi inefficace. Ce qui est sûr, c’est que, même si l’arrivage de nouveaux demandeurs a diminué depuis six ans, il continue d’être trop important pour que les hotspots puissent jouer convenablement leur rôle de guichet.

M. Ziegler est un inconditionnel du droit d’asile. A la question «jusqu’où peut-on ouvrir les frontières aux réfugiés?», il répond que «la question n’a pas lieu d’être»2, l’asile étant un droit de l’homme3, c’est-à-dire un droit inaliénable pour tout homme. Il va même plus loin, dans son livre, en plaidant pour la création d’un statut de «réfugié de la faim», qui augmenterait le nombre des requérants dans des proportions considérables. Il est vrai qu’à partir d’un certain degré de malheur, la distinction entre le requérant politique et le requérant économique, entre le persécuté et l’affamé est dérisoire.

Les positions de M. Ziegler ne sont pas illogiques, dès lors qu’on fait de l’asile un droit individuel illimité, contre lequel aucun autre droit ne peut prévaloir. Il pousse simplement la logique de la Déclaration jusqu’au bout et, de ce point de vue, il a raison contre Bruxelles, contre l’Etat grec et contre le monde entier.

Son erreur est de faire un absolu du droit des arrivants et de tenir pour rien ceux des populations résidentes. C’est refuser de voir que, pour l’Européen moyen, ce flux migratoire sans fin de populations de tout genre – il y a cinquante-huit nationalités dans le camp de Lesbos –, portant d’autres cultures, d’autres langues et d’autres religions, n’est rien d’autre qu’une invasion qui ne dit pas son nom. Alors, il freine de toutes ses forces et vote pour les partis populistes.

L’Union européenne, consciente de la puissance de cette résistance, se voit contrainte d’agir à deux niveaux. Au niveau de l’idéal, elle ne peut faire autrement que de continuer à proclamer son attachement sans réserve aux droits de l’homme et à multiplier les conventions censées en garantir l’application. Mais au niveau souterrain du «réalisme», en fait du pragmatisme cynique, elle recourt à des subterfuges douteux pour rejeter les demandeurs à la mer.

La Suisse connaît ce mécanisme, et La Nation a plusieurs fois dénoncé un jeu équivoque qui compense la générosité excessive de ses discours sur l’asile par une application excessivement vétilleuse des ordonnances qui en découlent: on a des principes impraticables, alors on les salue, puis on les tourne.

L’Union est mal placée pour jouer l’indignation vertueuse à propos de M. Viktor Orban. Le chef d’Etat hongrois ne fait pas autre chose qu’elle, mais il le fait ouvertement. Et sa brutale franchise évite au moins de susciter ces innombrables espoirs qui se perdent sans rémission dans la boue et les barbelés des hotspots.

Les grandes migrations sont un phénomène qui dépasse nos capacités de prévision. Certains pensent que notre civilisation n’y résistera pas. Les woke et tous ceux de la cancel culture l’espèrent même. Nous croyons quant à nous que l’avenir n’est pas complètement écrit, et que nous pouvons contribuer à sa réalisation. C’est pourquoi il importe que le politicien continue d’aborder les questions migratoires en donnant la priorité aux intérêts vitaux de ses nationaux: notre politique doit être cadrée par notre capacité collective d’accueil à long terme. Elle ne saurait être durablement plus «généreuse» que le peuple. Quant au sentiment individuel de solidarité humaine à l’égard des requérants, il a largement de quoi s’exercer à l’égard des réfugiés qui ont obtenu l’asile.

Notes:

1  Frontex, Agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes, est une institution de l’Union européenne. Elle a pour fonction de protéger les frontières extérieures de l’espace Schengen.

2  Interview réalisé le 4 mars 2020 par Pascal Boniface, directeur d’Iris (Institut de relations internationales et stratégiques).

3  Article 14 de la Déclaration de 1948.

Vous avez de la chance, cet article est en accès public. Mais La Nation a besoin d'abonnés, n'hésitez pas à remplir le formulaire ci-dessous.
*


 
  *        
*
*
*
*
*
*
* champs obligatoires
Au sommaire de cette même édition de La Nation: