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La palette, nerf de la guerre

Edouard Hediger
La Nation n° 2199 22 avril 2022

Combien de divisions? 12’000 chars! Quelle portée? Nous avons tendance à nous focaliser sur des effectifs. Ce sont des données quantifiables et facilement compréhensibles pour les journalistes et le public. Pourtant, quantité n’est pas qualité et les commentateurs surpris par les difficultés rencontrées par l’armée russe en Ukraine ont peut-être oublié de l’analyser avec une approche plus holistique. Nous l’avons souvent rappelé dans les pages de la Nation, une armée doit être comprise comme un système de multiples capacités qui est plus que la somme de ses armes et soldats. Il ne s’agit pas de compter les blindés et les missiles mais de comprendre les structures de commandement et de contrôle (C2), les savoir-faire, les forces morales, etc. A cet égard, la logistique mérite une analyse plus approfondie. Cette dernière est en effet un multiplicateur de force et permet de maximiser les effets d’une armée sur le terrain.

La logistique de l’armée russe connaît en Ukraine des problèmes liés à des carences structurelles et des contingences conjoncturelles. Structurellement, sa fragilité est plutôt ancienne. La culture du gaspillage héritée de l’URSS qui disposait d’une pléthore de matériel et la corruption endémique ont péjoré la rationalisation des processus et détourné les fonds destinés à l’entretien des réserves. La Russie n’est pas un pays riche. Pour avoir les moyens de ses prétentions stratégiques, elle a investi une grosse part des budgets dans les armes de pointe, et non dans la modernisation en profondeur du système dans son ensemble. L’envoi d’un corps expéditionnaire en Syrie a particulièrement mis en exergue la nécessité de standardiser les processus logistiques.

Cela paraîtra futile au lecteur, mais l’armée russe utilise peu de palettes. Là où un Suisse avec un élévateur à fourche peut décharger un camion en quelques minutes, il faudra peut-être une heure pour dix Russes. Pourtant, l’armée russe alloue généralement moins de logisticiens par combattant que les armées occidentales. C’est évidemment un ordre de grandeur mais cela démontre que la standardisation, surtout dans le domaine de la logistique, permet de diminuer les ruptures de charge et le personnel de manutention, et donc de maximiser les effets sur le terrain.

Alors que le matériel soviétique était réputé de bonne qualité parce que non soumis aux lois de l’appel d’offres, le matériel construit après la chute de l’URSS, la libéralisation et les réformes du ministre Serdioukov a plutôt perdu en qualité. À l’époque de l’URSS, l’Ukraine hébergeait des industries critiques pour la défense soviétique. Après la guerre froide, le pays a hérité de ces industries, mais les secteurs russe et ukrainien ont continué à entretenir des relations solides. Très dépendante des importations, la Russie s’est coupée de ces industries après la guerre de 2014. Aujourd’hui, l’armée russe roule sur des pneus chinois. Il découle de tout cela un besoin accru en pièces de rechanges et en maintenance.

Les conséquences de ces lacunes structurelles sont amplifiées par des causes conjoncturelles. Plusieurs facteurs doivent être pris en compte. Concernant le facteur des forces, les besoins de l’armée russe en Ukraine sont estimés à 4 millions de litres d’essence et 800 tonnes de nourriture par jour pour ne prendre que ces deux classes de ravitaillement1. Les besoins en munitions et pièces de rechange et l’évacuation des blessés dépendent eux de l’intensité des combats. Il est néanmoins clair que ce conflit provoque une importante attrition des moyens, du côté russe en particulier. Il faut également relever que l’attaque du 24 février a été menée au sortir de plusieurs mois d’exercices qui ont fatigué le matériel. Ce problème est accentué par les nombreuses plateformes d’armes différentes utilisées, nécessitant des pièces de rechange souvent incompatibles entre elles.

L’espace est le deuxième facteur de problèmes pour les forces russes qui n’ont pas l’avantage des lignes intérieures chères au stratège Antoine de Jomini2. Les Ukrainiens ne se sont pas arc-boutés sur la frontière mais ont au contraire attiré l’adversaire à l’intérieur des terres pour étirer ses lignes. Les Russes sont très dépendants du train et ne contrôlent aucun nœud ferroviaire important en Ukraine. La vulnérabilité de ce moyen de transport a été mise en évidence par les sabotages permanents du réseau ferré biélorusse, indispensable au transfert des forces. De plus, les attaques systématiques contre les convois routiers, souvent sans protection, et les opérations de contre-mobilité intelligentes menées par les Ukrainiens mettent en tension les flux et contraignent les Russes à utiliser une importante proportion de leurs forces déjà limitées pour garantir l’autoprotection de leurs arrières. Les logisticiens sont rarement les meilleurs combattants.

Quant au facteur temps, le choix de la saison pour attaquer l’Ukraine a largement été commenté. Tout le monde se rappelle la fameuse raspoutitsa ayant ralenti la Grande Armée et la Wehrmacht. En effet, le dégel du printemps rend le terrain impropre à la manœuvre de grandes formations. Celles-ci sont contraintes de rester sur les axes et dans l’impossibilité de déployer leurs forces horizontalement. Le commandement est ainsi compartimenté entre les différentes routes et les moyens de combat et de ravitaillement entrent en compétition pour l’utilisation des axes. Enfin, plus le conflit dure, plus le complexe militaro-industriel russe sous sanctions peinera à compenser la dégradation des moyens.

De manière générale, ce constat doit rappeler à notre politique de sécurité qu’il est indispensable d’investir dans toutes les sphères d’opérations et de considérer l’armée suisse comme un système. Il est dangereux de ne faire que des calculs quantitatifs et de perdre de vue ces multiplicateurs de force comme la logistique, le commandement ou les forces morales.

Notes:

1  Theresianische Militärakademie, Vienne.

2  Le défenseur encerclé doit parcourir une plus courte distance pour se ravitailler (lignes intérieures) que l’attaquant (lignes extérieures).

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