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Une seconde chance pour Sauramps

Olivier Delacrétaz
La Nation n° 2225 21 avril 2023

Les librairies nous révèlent probablement quelque chose de l’état psychologique de notre société. Autrefois, chez «Payot d’en haut», au bas de la rue de Bourg, les livres montaient jusqu’au plafond, serrés les uns contre les autres, avec une ou deux échelles pour accéder au sommet des piles. Autant que je me rappelle, très peu d’étalages, trop gourmands en place, peu de jaquettes colorées, les couvertures ne jouant alors, apparemment, qu’un rôle négligeable dans les décisions d’achat. Aujourd’hui, chez «Payot d’en bas», tous les livres sont à portée de main. Des étalages vivants et fréquemment mis à jour occupent la partie stratégique, centrale, du magasin.

«Je n’ai pas cet ouvrage en magasin», disait telle vendeuse. Ce «je» de propriétaire lui donnait une autorité totale à mes yeux d’écolier. Je me rappelle aussi un petit vendeur, bossu, enjoué et savant, qui avait en tête non seulement tout ce qu’il offrait en magasin, mais aussi ce que nous aurions pu acquérir sur le thème, s’il ne s’était malencontreusement trouvé épuisé, et qu’il nous décrivait en détail. Une anecdote, parmi d’autres, courait sur M. Lavanchy, le colérique chef de l’étage des bandes dessinées. Le chef du Service commission était venu présenter cet étage à un invité inconnu. M. Lavanchy en avait profité pour démolir avec fureur les éditions Dupuis… dont l’inconnu était précisément le directeur.

Une librairie, c’est d’abord une odeur de livre dans une atmosphère calme où le temps n’a plus cours. On s’y rend pour le plaisir, même sans la moindre intention d’achat. La lumière, le mobilier, la hauteur des piles, l’ordre – avec tout de même un minimum de désordre témoignant de l’activité du maître des lieux – personnalisent l’enseigne.

Pour l’habitué, une librairie est un point de contact avant d’être un point de vente. C’est notamment le cas des petites librairies indépendantes, le Valentin, par exemple, ou la Louve, deux îlots de civilisation proches de nos locaux. Là, il est d’usage d’engager d’emblée un débat d’idées avec le responsable, condamné à jongler entre votre discours interminable, sa politesse de commerçant et la pression des nouveaux arrivants, désireux eux aussi de refaire le monde. Avec le libraire de La Proue, on y passait l’après-midi.

Les livres relient les hommes, juste retour des choses. Même dans les grandes librairies, le contact devient rapidement personnel. Il l’est un peu moins dans les rayons «livres» des grandes surfaces.

Il existe à Montpellier, à l’extrémité orientale de la place de la Comédie, dans le bâtiment du Triangle, une librairie indépendante nommée Sauramps. C’est une immense caverne d’Ali Baba – moins immense, certes, que Mollat, de Bordeaux, la plus grande de France, mais néanmoins immense – dont l’ordonnance des richesses est parfaitement réglée. Tout n’est qu’ordre et beauté, dans ce clair-obscur plein de taches de lumière: une mosaïque de plateformes étagées sur six niveaux, de toutes dimensions, reliées par des rampes et des demi-rampes d’escaliers. Rien n’est plus facile que de s’y perdre. On n’entre jamais pour moins de deux heures, on ne sort que lourdement chargé.

Chez Sauramps, peu de conseillers, mais la disposition des thèmes et des ouvrages est si évidente qu’on peut s’en passer. Contre-exemple: il y a quelques années, la direction a installé une filiale dans «Odysseum», un immense complexe commercial de la banlieue montpelliéraine. Au vrai, ce Sauramps n’était pas une librairie, simplement un stock déballé dans une grande salle plate avec des caisses au bout. Nous en sommes sorti les mains vides. Après avoir été «fermée temporairement», elle l’est définitivement depuis janvier. Ce n’est que justice.

Revenons au centre historique de Montpellier. L’entrée de Sauramps se trouve au bas de quelques marches et s’ouvre sur un étalage somptueux de revues d’art, de littérature, d’histoire, de poésie, de philosophie. C’est l’étage d’accueil. Des tables mettent à notre portée tous les ouvrages, études, atlas et romans récents. Tout au fond, il y a une grande zone de poésie.

Enfin, tout ceci est à mettre à l’imparfait. L’été passé, le grand étage d’accueil avait muté. Pour être certain de ne rien oublier et pour pouvoir prouver nos assertions, nous avons photographié toutes les bibliothèques (comprenant de cinq à sept rayons) et toutes les tables d’exposition. Voici ce que ça donnait: paganisme, 1 bibliothèque; chamanisme, 1 bibliothèque; astrologie et arts divinatoires, 1 table et 1 bibliothèque; tarot, 2 bibliothèques; oracles, 2 bibliothèques; nouvelle spiritualité (super-conscience, psychanalyse céleste, chemins de l’intuition), 1 table; bouddhisme, méditation, zen, 1 table; diététique, 1 bibliothèque; santé, 1 bibliothèque; médecine naturelle, 1 bibliothèque; médecine asiatique, 1 bibliothèque; médecine énergétique, 1 bibliothèque; plantes, phytothérapie, huiles essentielles, 1 table.

Curieusement, nous n’avons rien vu qui fût explicitement dédié au développement personnel, ce thème aussi inconsistant qu’invasif qui mord sur la religion, la philosophie, la médecine et, par amalgames successifs, sur l’ensemble de la vie moderne. On peut aussi prétendre qu’en fait, sous ces divers titres de rubrique, tout l’étage y était consacré.

Comme tout astrologue amateur croit le savoir, l’ère du Poisson, la nôtre, marquée par le dogme chrétien, la rationalité technique, l’individualisme et la tentation de la toute-puissance, touche à sa fin. Celle du Verseau arrive, libératrice et pacifique, fondée sur l’harmonie du groupe et la pensée cosmique. C’est apparemment la conviction des gérants de Sauramps. Bien que ce ne soit pas la nôtre, nous y retournerons cet été. Sans grand espoir, mais tout libraire a droit à une seconde chance.

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