Ismaël et Isaac
Dans un livre paru en 2018, le psychanalyste Gérard Haddad se demande: Si Isaac et Ismaël ont pu vivre en paix, pourquoi leurs descendants ne le pourraient-ils pas? Au vu des circonstances actuelles, le conflit israélo-arabe semble ne jamais devoir cesser. Ecoutons le psychanalyste quand même.
Le passage du paganisme au monothéisme et la proscription du sacrifice humain se produisent au temps d’Abraham. Celui-ci est l’ancêtre commun des juifs, des chrétiens et des musulmans.
En Egypte, Abraham fait passer sa femme Sara, belle et stérile, pour sa sœur. Elle entre dans le harem de Pharaon, lequel comprend, à cause des plaies infligées à son pays, que Sara est en fait la femme d’Abraham, homme de Dieu. Avant de chasser Abraham d’Egypte, le Pharaon lui offre des cadeaux, dont une servante, Agar, devenant dame de compagnie de Sara. Celle-ci demande à Agar de donner un enfant à Abraham. Agar une fois enceinte d’Ismaël, Sara, jalouse et humiliée, maltraite Agar qui s’enfuit dans le désert. Treize ans plus tard, c’est Sara qui enfante Isaac. La haine de Sara se déchaîne à nouveau. Elle demande à Abraham de chasser Ismaël et Agar. Celle-ci désespérée aperçoit une source, grâce à Dieu; elle et son fils sont sauvés.
Selon Haddad, cette exclusion retentit peut-être toujours dans l’inconscient musulman.
Plus tard, Isaac, juste avant son mariage avec Rébecca, aurait ramené Ismaël sous la tente d’Abraham, leur père, selon Haddad qui interprète à sa façon le texte de la Genèse. Après qu’Abraham est mort, rassasié de jours, les frères réconciliés l’inhument, côte à côte. Il n’y a pas eu rupture. Le bon voisinage est envisageable.
Haddad retrace l’histoire de la cohabitation difficile entre juifs et musulmans. Il y voit une sorte de névrose collective. Le bon voisinage ne consiste pas en une fusion; il s’établit si deux peuples qui se complètent se portent bien, chacun de son côté.
Au VIe siècle, le judaïsme risque de disparaître. L’Empire romain devenu chrétien ne veut plus des juifs, que l’apparition de l’islam sauve. Beaucoup trouvent refuge autour de Bagdad. Au Xe siècle, où la civilisation arabe vit son âge d’or, les juifs concourent à son édification en Andalousie et à Kairouan, certes comme citoyens de seconde zone (dhimmis), mais autorisés à survivre. Au XIIe, c’est le déclin, l’islam se clôt sur lui-même. Chassés d’Espagne avec les Arabes, les juifs jouent le rôle d’intermédiaires en Provence, en Hollande, dans l’Empire ottoman.
Après la Révolution française, les juifs rejettent leurs racines orientales. Ils s’émancipent et vivent leur siècle des Lumières au XIXe. Ils adoptent des idéologies européennes, le socialisme et le nationalisme. Certains envisagent une nation juive en Ouganda ou en Argentine, mais le refoulé revient. Les sionistes veulent s’installer en Palestine. Des protestants anglais, fervents partisans d’un retour des juifs en Terre sainte, premier moment selon eux de la parousie, parlent d’un peuple sans terre sur une terre sans peuple! Il s’agit de bâtir une villa dans la jungle. Les sionistes, en majorité juifs ashkénazes d’Allemagne et de Russie, n’éprouvent aucune tendresse pour les Arabes, ni pour les juifs sépharades qu’ils veulent auprès d’eux seulement pour faire nombre. Le lien avec Ismaël est rompu. Cela entraîne la division chez les juifs eux-mêmes. Un poète sioniste s’exprime par un witz: Je hais les Arabes parce qu’ils ressemblent trop aux juifs orientaux. Les sépharades n’aiment ni les Arabes ni l’establishment ashkénaze socialiste, et se rangent sous la bannière du parti nationaliste, ashkénaze lui aussi, mais qui joue sur la fibre religieuse. Isaac et Ismaël avaient trouvé une formule de symbiose: le bon voisinage sans fusion. Quand elles se séparent, les deux composantes périclitent.
Haddad s’efforce d’analyser les symptômes du conflit israélo-arabe qui l’insupporte triplement, vu sa judaïté, son origine tunisienne et son amour de la France. En France, l’antisémitisme et l’islamophobie sont des haines en miroir. Selon Haddad, une frange de la communauté musulmane, jeune et radicalisée, hait la France, sa langue et ses mœurs, et se hait elle-même. Aux yeux des islamo-gauchistes, elle fait figure de nouveau prolétariat humilié, à mobiliser. Cependant malgré la faiblesse démographique des Français de souche, Haddad ne croit pas au grand remplacement, un fantasme selon lui. L’islam est trop faible, ne bénéficiant – dans certains pays – que d’une rente pétrolière loin d’être éternelle. Les sociétés musulmanes souffrent de corruption, d’un bâillon politico-religieux, du sort fait aux femmes, de tensions internes, humiliées d’avoir été colonisées et tenues à l’écart de la révolution techno-scientifique, donc militaire. Les Printemps arabes ont échoué. Selon Haddad toujours, il faut aider les musulmans à réintégrer la civilisation dont ils ont été autrefois partie prenante. Le concept de judéo-christianisme exclut l’islam. Il faut lui substituer celui de gréco-abrahamisme, qui comprend l’héritage grec et celui des trois monothéismes, voire celui de l’athéisme, car on ne peut être athée que dans un monothéisme.
Haddad est un personnage plutôt sympathique, mais nous verrons dans un prochain article combien sa tentative de résoudre la question israélo-palestinienne peine à convaincre.
Au sommaire de cette même édition de La Nation:
- Signez le référendum contre la loi sur l'énergie – Editorial, Félicien Monnier
- Le souffle artistique de la corrida – Rémi Chabre
- La technologie aux dépens du stratège – Edouard Hediger
- Difficiles relations Canton – communes – Rédaction
- A la suite d’une discussion sur le bien commun – Olivier Delacrétaz
- Prophétique Lausanne-Cités – Yves Gerhard
- Le président devrait toujours parler ainsi – Jean-Blaise Rochat
- La laïcité fait de nouveau des vagues au bout du lac – Benoît de Mestral
- Les bobos industriels, pionniers d’une industrie sans bobo – Le Coin du Ronchon