Identification
Veuillez vous identifier

Mot de passe oublié?
Rechercher


Recherche avancée

L’occidentalisation ne résout rien

Jacques Perrin
La Nation n° 2241 1er décembre 2023

Le psychanalyste Gérard Haddad, qui envisage une possibilité de paix entre Israël et les musulmans, est un personnage pour le moins complexe. Athée et communiste durant sa jeunesse, il a redécouvert ses racines juives. Il pratique un judaïsme orthodoxe, respectant les commandements. C’est un démocrate moderne paradoxal, ouvert à la science, mais attaché à ses origines et à sa religion. Français typique, il préconise la laïcité. Selon lui, les textes sacrés, Bible, Torah et Coran, sont inspirés et appellent à la foi, mais ne contiennent aucune vérité ultime concernant le réel. Ils ne parlent pas de science, mais de valeurs (ce passe-partout si apprécié de tous…) La religion concerne la vie privée. Haddad sépare le spirituel du temporel. L’idée de les distinguer hiérarchiquement lui est étrangère. Il milite pour une coupure des faits et des valeurs. Homme de gauche, il n’est pourtant pas universaliste. Juif, il ne veut convertir personne. Ex-communiste vacciné contre le messianisme temporel, il pense que le paradis n’est pas de ce monde. Il attend que l’islam suive le même chemin que le judaïsme, qu’il cesse de se soumettre à la lettre du Coran, qu’il autorise l’interprétation, qu’il accepte la science moderne et l’émancipation des femmes.

Vaste programme, dont Haddad lui-même doute qu’il soit réalisable. Selon lui, les sociétés musulmanes claniques sont trop faibles et instables pour être capables d’encaisser le choc initial des réformes. Elles connaissent depuis l’origine des phases d’anarchie et de division, notamment l’opposition chiites/sunnites. De nos jours la Syrie, l’Irak, le Liban, la Libye, le Soudan, le Yémen et l’Iran vivent ou frisent la guerre civile. Les pouvoirs militaire et religieux sont rarement sur la même longueur d’ondes. Les islamistes eux-mêmes sont déchirés entre Frères musulmans, Daech, Al-Qaïda, Hamas et Hezbollah. Les tentatives de démocratisation finissent dans le carnage. Pour consolider un lien social friable, un ennemi méchant est nécessaire: le colonialisme, l’impérialisme américain, le sionisme, les mécréants. Il faudrait une instance hiérarchique supérieure pour énoncer l’interdit du meurtre du frère. Les califats successifs n’ont jamais vraiment joué ce rôle. Selon Haddad, vouloir être calife à la place du calife n’est pas qu’un trait d’humour.

En face, Israël n’est pas plus solide. Naguère les sociétés juives restaient sous le joug de nations tantôt accueillantes tantôt persécutrices. L’oppression maintenait la cohésion: le frère devait vivre avec son frère. Israël est constituée de groupes humains et idéologiques fort divers. Elle a aussi besoin d’un ennemi dangereux, comme l’Iran. Un culte est rendu à la sécurité, les hommes et dames de fer sont demandés: Ben Gourion, Golda Meir, Dayan, Sharon, Barak. Israël a l’avantage d’avoir déjà réalisé ses révolutions scientifique et féministe. La démocratie dépend de cette réussite, actuellement hors de portée de la plupart des pays arabo-musulmans, selon Haddad.

A la fin du livre, de façon surprenante, Haddad tresse des louanges au christianisme, favorable à la fraternité. Jésus est le frère aîné de tous ceux qui partagent la foi en Dieu le Père. Il est indissociablement lié au Père et à l’Esprit saint. La négativité inhérente à la fraternité (Caïn) est bridée par la Trinité et l’Incarnation. Les Eglises chrétiennes ont moins de peine à s’organiser hiérarchiquement.

A cause des guerres civiles dans les pays arabes, les réfugiés musulmans affluent en Europe. C’est un traumatisme pour les Européens et pour les réfugiés. Le conflit israélo-palestinien s’exporte. Les musulmans souffrent d’avoir été colonisés et occidentalisés contre leur gré. Certains pensent que tôt ou tard il faudra s’adapter, mais ils le vivent comme une agression contre leurs traditions. Comment restaurer le lien entre descendants d’Isaac et d’Ismaël? Le dialogue entre chrétiens, juifs et musulmans est confisqué par les extrémistes qui pensent: ce sera eux ou nous. Haddad n’en démord pas. L’islam doit se tourner vers la laïcité, rattraper son retard techno-scientifique et émanciper ses femmes. L’intégration des femmes tempérera la rivalité entre frères qui déchire les sociétés musulmanes. Aucune religion, ni aucune idéologie, ne détient de vérité absolue ici-bas. Un véritable croyant ne peut pas penser, dit Haddad, que «l’infini divin puisse se trouver enfermé dans l’enclos d’un livre».

L’idée haddadienne que le système démocratique est sans doute le mieux adapté à des sociétés fraternelles ne nous emballe pas. La démocratie est au contraire fondée sur la rivalité des individus, d’autant plus virulente qu’elle se dissimule au sein même de partis censés abriter des opinions ressemblantes. En désespoir de cause, Haddad avance que l’Asie pourrait restaurer la confraternité des monothéismes en tant qu’ennemi principal.

L’Occident gréco-abrahamique a sans doute produit des merveilles. Son mode de vie actuel mérite-t-il pourtant d’être exporté partout dans l’univers, son indifférence religieuse, sa rage de consommer, son exploitation illimitée des richesses du monde, ses utopies écolo-féministes, transhumanistes et transgenres? Le conflit entre juifs et musulmans en Terre sainte ressortit à un mal trop profond pour que la démocratie occidentale et ses «valeurs» puissent le désamorcer.

Nous dirions que la fraternité selon Haddad, disciple de Lacan, ressemble fort à l’étrange façon dont celui-ci définit l’amour: c’est donner ce qu’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas.

Vous avez de la chance, cet article est en accès public. Mais La Nation a besoin d'abonnés, n'hésitez pas à remplir le formulaire ci-dessous.
*


 
  *        
*
*
*
*
*
*
* champs obligatoires
Au sommaire de cette même édition de La Nation: