Des partenaires soupçonneux
Le Conseil fédéral a annoncé pour l’automne la publication d’un grand rapport sur la politique de sécurité de la Confédération. Il servira de base aux orientations des prochaines années. Le départ de Mme Amherd aura sans doute peu d’influence sur son contenu.
Un long entretien avec M. Markus Mäder, secrétaire d’Etat à la politique de sécurité, publié dans Stratos1 d’octobre dernier, permet d’en deviner les grandes lignes. Les constats qu’il établit à propos de nos rapports avec nos voisins sont édifiants.
M. Mäder affirme que nos voisins et partenaires scrutent «attentivement» «notre comportement et notre attitude». Cela influencera « leur prédisposition à coopérer avec la Suisse ». Les Etats limitrophes, l’OTAN et l’UE auraient «de la compréhension pour le fait que la Suisse tienne à sa neutralité.» Mais «celle-ci sera acceptée aussi longtemps qu’il ne s’agit pas d’une neutralité de principe (Gesinnungsneutralität), par laquelle nous ne saurions décider qui est l’agresseur et qui est la victime».
Il ajoute: «La compréhension de nos partenaires s’arrête au moment où la Suisse empêche d’autres Etats de soutenir l’Ukraine dans sa défense militaire vitale (exiztentielle Abwehrkampf)».
En langage fédéral, comprenons que nos voisins sont prêts à exercer des pressions sur la Suisse et sa neutralité. Outre l’adoption de mesures particulières, ils pourront aller jusqu’à exiger que la Suisse s’aligne sur leur lecture des événements. Beaucoup l’avaient pressenti après l’attaque russe de 2022. Il faut saluer que le secrétaire d’Etat le mentionne presque clairement dans une publication officielle.
Il n’y aurait que «peu de compréhension» pour la position de la Suisse en matière d’autorisation de réexportation d’armes. La réforme en cours de la loi sur le matériel de guerre est acceptable du point de vue de la neutralité autant que du maintien de notre industrie de défense2. Mais cette réforme fait aussi suite à de virulentes critiques étrangères. Dans quelle mesure avons-nous cédé?
Le secrétaire d’Etat insiste sur l’importance que nos partenaires accordent, dans leur coopération avec nous, à la sécurité de l’information. La thématisation publique de ce point est inattendue. On serait tenté d’en déduire que des mesures de surveillance, nouvelles ou renforcées, prises par la Suisse dans les dernières années, découleraient autant sinon plus de la volonté de démontrer sa crédibilité que de la menace réelle d’être victime d’espionnage.
A demi-mot, M. Mäder fait état d’un durcissement des relations interétatiques en Europe occidentale également. Le contexte sécuritaire, les incertitudes liées à la présidence de Donald Trump, mais aussi à l’attitude de la Russie ou de la Chine, inciteraient les pays de notre entourage stratégique à exercer à notre encontre de nouvelles formes de pression, quitte à les accroître. Celles-ci pourraient aller bien au-delà de la suspension de programmes d’échanges universitaires comme ce fut le cas après le vote du 9 février 2014, et viser notre industrie d’armement, nos exportations ou notre place financière. Entre révision de la loi sur le matériel de guerre et sécurité de l’information, ces pressions, parfois en résonnance avec les positions de certains parlementaires – ce fut le cas en matière de réexportation d’armes – ont une influence directe sur le fonctionnement de nos institutions et l’orientation de nos politiques. Il faut en être conscient.
La réponse réside dans la crédibilité de notre défense et de notre préparation. Reste encore à définir comment, et à quel prix. Le DDPS voit actuellement l’augmentation de la coopération militaire internationale comme une manière de compenser la faiblesse de nos budgets. Le dernier numéro de Stratos porte ce message. C’est la réponse du militaire inquiet au politique insouciant. Mais cela n’est pas sans risque pour notre neutralité. Il y a comme un paradoxe qui voit des initiatives utiles à notre défense être pernicieuses pour notre diplomatie. Nous y reviendrons.
Notes
1 «Die stärke des Schweizerischen Sicherheitspolitik liegt im Verbund», in Stratos, Revue scientifique militaire de l’Armée suisse, n° 2-24 du 31 octobre 2024: Internationale Kooperation – Interoperabilität, p. 123ss.
2 Pierre-Gabriel Bieri, «Réexportation d’armes», La Nation n° 2264, du 18 octobre 2024.
Au sommaire de cette même édition de La Nation:
- L’inégalité des revenus augmente-t-elle? – Jean-François Cavin
- Subterfuges financiers – C.
- Bureaucratie…! – Jean-Hugues Busslinger
- Occident express 131 – David Laufer
- Passé simple, 10 ans et 100 numéros – Yves Gerhard
- Le déterminisme woke – Olivier Delacrétaz
- CHUV: inventaire avant travaux – Vincent Hort
- La vraie démocratie existe-t-elle? – Jacques Perrin
- Un droit évolutif – Olivier Klunge
- Cher Père Noël… – Le Coin du Ronchon