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Cabu

Olivier Delacrétaz
La Nation n° 2010 23 janvier 2015

Cabu, pour les gens de ma génération, c’est le grand Duduche, lycéen dégingandé, amoureux de la fille du proviseur, critique pensivement sarcastique de l’ordre établi. Duduche a fait l’essentiel de sa carrière dans le journal Pilote. Mais on le retrouve occasionnellement dans toute l’œuvre de Cabu, dans la bande dessinée hebdomadaire du «Nouveau beauf», dans son livre sur Paris, dans les caricatures du Canard enchaîné. Duduche, c’était Cabu lui-même, qui commentait ses propres dessins. Il les accompagnait aussi d’une espèce de méditation libre, écrite à la main dans les blancs ménagés par son crayon.

Antireligieux, antimilitariste, détestant les chasseurs, le football et les commentateurs sportifs, les hypermarchés et le rock’n’roll, baba-cool aux antipodes du «beauf» (dont il fut le créateur et dont on vient de publier une intégrale des faits douteux et gestes sordides), citadin rétif à tout ce qui constitue la «France profonde», Cabu était en même temps une sorte de patriote parisien conservateur pour ne pas dire réactionnaire. Son ouvrage sur Paris, avec des textes de Cavanna, le montre nostalgique d’un ordre ancien de petits bistrots, de quartiers populaires, de vieilles ruelles et de vieux monuments. Sa nostalgie remonte jusqu’avant les grands travaux d’éventrement de Paris du baron Haussmann.

Au fil des nécessités, il a créé l’adjudant Kronenbourg, Catherine, Camille-le-camé, à travers lequel il exprimait sa répugnance d’homme libre pour les drogues et leur dépendance, le beauf et sa femme, leur fils dit le «nouveau beauf», look modernisé, catogan et lunettes noires, mais tout aussi vulgaire, lubrique, sûr de lui et de son bon droit.

Jospin avec ses yeux exorbités, Balladur et son interminable jabot de graisse lisse, Chirac et les dix plis de son cou, les petites cornes et l’air malin de Sarko, les dents pointues de Marine, le hibou Attali, les yeux perpétuellement clos de Mitterrand, qui lègue le PS aux chiffonniers d’Emmaüs, Carla Bruni, seule rescapée de la noce à Thomas, qu’il dessinait avec une étonnante délicatesse, autant de marionnettes du théâtre politique que Cabu animait chaque semaine dans le Canard enchaîné.

Cabu était incroyablement productif. Il faut compter ses dessins par dizaines de milliers, tant sa virtuosité lui permettait de résoudre à la seconde les problèmes de dessin les plus compliqués. Il lui arrivait, c’est le Canard qui le raconte, de caricaturer avec les mains derrière le dos, par souci de discrétion. Interviewé par la présentatrice d’une émission catholique, il ne cessa de la croquer tout en répondant gentiment à ses questions, brandissant toutes les trois minutes une nouvelle variation. Emmanuel Macron, l’économiste libéral de M. Hollande, fut l’un de ses derniers dessins pour le Canard. Cette sorte d’androïde lisse et creux est horriblement difficile à caricaturer. En un seul trait jeté, immédiat et sans repentir, Cabu l’a réussi mieux que sa propre mère.

On sait immédiatement qui Cabu a caricaturé. C’est la moindre des choses. Mais si l’on regarde de près, on n’arrive pas toujours à comprendre pourquoi il a fait tel ou tel trait. On voit bien qu’il contribue à la ressemblance, mais comment en est-il venu à le tracer? Pourquoi ce bout de trait, qui semble dû au laisser- aller de la plume, est-il si nécessaire? Ce mélange de spontanéité et de maîtrise exacte est un irritant mystère.

Je retrouve dans ma bibliothèque un numéro hors série de Charlie Hebdo intitulé «La méthode à Cabu pour apprendre à dessiner», publié en 2009. Cet ouvrage est un jaillissement ininterrompu de trouvailles incroyables et d’idées loufoques. On apprend à dessiner Hortefeux à partir de Poniatowski (il suffit de lui étirer les oreilles et de lui brider les yeux), représenter Borloo a partir d’une salière-poivrière, Fillon à partir d’un papillon, Trénet à partir d’une vue de la Seine. On apprend aussi à dessiner Ségolène au moyen de quatre pantoufles.

En 2010 sortait de presse un magnifique ouvrage intitulé Tout Cabu, ce qui était doublement impossible, d’abord parce qu’il y aurait fallu dix volumes de ce format, ensuite parce que, chaque semaine, dix ou quinze nouveaux dessins rendaient le titre plus obsolète. Maintenant, on pourra publier un énorme et définitif Tout Cabu, avec études académisantes, souvenirs reconstitués, témoignages valorisant le témoin et tout. Pour l’heure, les dessinateurs de presse de partout, toutes tendances et talents confondus, ne se consolent pas d’avoir perdu le plus doué d’entre eux, le plus follement inventif et fécond, le plus potachement irrespectueux, le plus génialement modeste.

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