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Dans la cour des grands

Cédric CossyLa page littéraire
La Nation n° 1905 31 décembre 2010
Que diable allaient-ils faire dans cette galère? C’est la question que se posent trois auteurs de romans de gare, invités par la grâce d’une erreur de casting pour trois jours de conférences et de dédicaces entre Strasbourg, Verdun et Paris en compagnie de la crème de la littérature suisse romande. Voici résumé en deux mots l’objet du roman de Jacques-Etienne Bovard paru il y a quelques semaines.1

Xavier Chaubert, le narrateur de 29 ans, est un ancien espoir du judo suisse reconverti dans l’enseignement de ce sport. Doué d’imagination, il écrit, sous le pseudonyme d’Alexis Berchaut, toujours la même histoire, racontée chaque fois dans un milieu sportif différent: le héros, jeune sportif prometteur, voit ses rêves de consécration anéantis par un événement brutal et imprévu. Après avoir connu le fond du trou, le héros arrive à se sublimer lors d’une épreuve que les malices du destin lui imposent. Ayant regagné l’estime de lui-même, le héros repart du bon pied dans une nouvelle vie.

Chaubert, tout comme Roger Borloz, motard gros bras auteur de romans pornos, et Charlène, voyageuse narrant les péripéties d’une globe-trotter aventurière, ont été tous trois invités à un cycle de conférences et de dédicaces par une association culturelle dont le but est de favoriser les échanges littéraires dans toute la francophonie. Mais la présence de ces trois auteurs populaires dans la caravane des plus éminents représentants de la littérature romande ne va pas sans poser problème. Montavon, figure de proue mystique des lettres romandes, s’offusque avec panache et grandiloquence de la présence à ses côtés de ces trois «pitres» déshonorant la littérature. Dessibourg, éminent spécialiste universitaire de Blaise Cendrars, n’en pense pas moins, mais l’exprime avec une diplomatie si finement courtoise que les «pitres» ne saisissent pas ce que leur présence dans ce cénacle littéraire a d’incongru. D’ailleurs, piqués par le mépris craché devant public par Montavon, ils s’incrustent parmi les grands. Les ingrédients de la farce ainsi réunis conduisent à un bouquet final dont nous laissons les joies de la découverte au lecteur.

Ces trois auteurs de roman de gare ont beaucoup de choses en commun. Tous trois sont doués d’une imagination supérieure à la moyenne, à laquelle l’écriture permet de donner une existence. Le fait que leur connaissance de la langue française dépasse à peine celle de leur correcteur informatique d’orthographe ne leur pose aucun problème. Ils n’ont pas d’amour-propre, acceptant sans autre les corrections ou les suppressions que leur impose leur éditeur: tant qu’on est publié, cela permet d’arrondir les fins de mois. Cette désinvolture commune face à l’acte d’écriture cache toutefois chez chacun d’eux un malaise existentiel qui éclatera durant cette escapade: Charlène, ambitieuse, mais sentant la fatigue de la quarantaine, se sait au seuil d’un avenir qu’elle redoute médiocre et solitaire. Elle saisit donc la chance inespérée de cette introduction dans le monde des lettres pour s’y faire accepter. Borloz, lâche et peureux, a une fois au moins le courage de pousser la confrontation à son extrémité sans reculer. Il en ressort certes physiquement et moralement démoli, mais retourne à ses romans pornos avec l’humilité qu’il convient. Quant à Chaubert, optimiste invétéré et champion de l’esquive face aux problèmes et conflits, son passage dans la cour des grands lui ouvre les yeux sur son orgueil et sa médiocrité. Il se découvre soudain dans la peau du héros pathétique de ses propres romans, parvenu au fond du trou; sa confrontation avec Montavon est le coup de pouce du destin qui lui donne une chance de se sublimer.

Entre les lignes truculentes de cette aventure littéraire, Bovard aborde très directement la question de l’écriture: non, écrire n’est pas une partie de plaisir: c’est une obligation intérieure suscitée par des nécessités qui dépassent l’auteur; c’est un travail sérieux, pénible, laborieux et douloureux; l’expérience n’y arrange rien, car, pour créer, il faut chaque fois réinventer et oublier le tour de main déjà acquis. Et ce sont certainement deux facettes hypertrophiées de la personnalité de Bovard qui s’affrontent dans la longue explication entre Montavon et Chaubert à la fin du roman:

– Pensez-vous être capable de sentir des choses que les autres ne sentent pas?
– Je crois que oui. Mais je suppose que tout le monde croit cela…
– Tout artiste le sait!... Donc pas de connaissances, pas d’expériences, pas de grande souffrance, pas de révolte, pas de foi, pas d’engagement, pas de folie, pas de révélation d’aucune sorte, pas de… Mais enfin, jeune homme, ne comprenez-vous pas que vous êtes le contraire d’un écrivain? Il n’y a rien en vous, je ne dis même pas qui vous prédispose à écrire, mais qui vous rende cette dimension accessible!…

Nous ne savons pas si cet ouvrage a réussi à libérer Bovard de quelques vieux démons. Pour notre part, nous avons retrouvé avec bonheur la gaieté féroce dont l’auteur nous avait régalé avec ses Nains de Jardin2.


NOTES:

1 Jacques-Etienne Bovard, La cour des grands, Bernard Campiche Editeur, Orbe, 2010.

2 Jacques-Etienne Bovard, Nains de jardin, Bernard Campiche Editeur, Orbe, 1996.

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