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Théorie de la montée en puissance: remarques politiques

Félicien Monnier
La Nation n° 1905 31 décembre 2010
Dans Armée 61, l’effectif réel de notre armée était de plus de sept cents mille hommes. Armée 95 nous donnait quatre cents vingt mille militaires. Avec Armée XXI, l’effectif de l’Armée suisse a fondu à deux cents trente mille. Aujourd’hui, dans son Rapport sur l’Armée du 1er octobre 2010, le Conseil fédéral propose pour la Suisse une armée de huitante mille hommes, coûtant 4,4 milliards1. En quarante ans, le budget militaire a également subi de très lourdes coupes.

Derrière ces diminutions d’effectif et de budget apparaît une théorie de science militaire aux effets éminemment politiques: la théorie de la montée en puissance. Relativement simple dans son appréhension, elle ne l’est pas dans son application.

Cette théorie de politique militaire postule qu’il est possible de prévoir à moyen terme les conflits et crises politiques majeures qu’un pays se prépare à traverser. On en tire alors la conclusion qu’il est possible d’adapter la structure de son armée à l’époque vécue. Pourquoi maintenir sur pied plusieurs brigades blindées si l’on sait que nous n’aurons aucune raison de les engager dans les vingt prochaines années? A quoi sert la conscription obligatoire si un peu plus de cinquante mille hommes suffisent, pour le moment, à assurer la sécurité de quelques conférences diplomatiques ou tournois de football? Finalement, pourquoi maintenir une armée lorsque nous sommes en paix? Ces questions se posent quotidiennement à nos politiciens.

Parce que nous ne prétendons pas posséder un savoir stratégique et tactique très développé, nous nous concentrerons sur les principes politiques applicables à cette théorie, comme doivent en définitive le faire nos autorités.

La théorie de la montée en puissance et son corollaire de diminution en l’absence de menace est un très bon argument pour justifier des coupes dans le budget de la défense. L’argument convainc même tout l’échiquier politique, à l’exception peut-être de l’UDC. La stabilité que vit l’Europe occidentale depuis 1945, mais surtout depuis 1989, conforte ainsi la gauche dans l’idée que la paix est un fruit du progrès, favorisée par la chute des frontières nationales et l’union des peuples2. Pour la droite libérale, se targuant de mener une politique pragmatique, cette stabilité justifie les coupes de budget. On promet des coupes dans une défense jugée inutile, tout en promettant des augmentations dans le social. L’électeur est séduit, le candidat est élu.

Il serait faux de considérer que la théorie de la montée en puissance est erronée. Il est exact qu’une guerre entre deux gouvernements, ou quelque autre conflit, n’éclate pas d’une seconde à l’autre. L’observation de mécanismes politiques, mais également sociaux et économiques plutôt bien connus, permet de prévoir une possibilité de conflit. La course aux armements, la militarisation de l’Etat ou la propagande en sont d’importants indices.

Nous ne contestons pas non plus que l’observation et l’étude du phénomène guerrier contemporain est indispensable. Seule cette étude permet l’adaptation technologique aux armes de l’adversaire et le développement de nouvelles techniques de combat. Aujourd’hui, une bataille rangée avec dix mille fantassins se faisant face à terrain découvert n’est ainsi plus imaginable.

Nous contestons en revanche l’utilisation de la théorie de la montée en puissance comme argument de politique de démilitarisation, profitant en sous-main au budget de la politique sociale. Cette théorie exige en effet une confiance bien trop forte dans nos capacités de prévision et de réaction, pour ne pas craindre que cette confiance ne soit accordée que par vue électorale ou idéologique.

L’application de cette théorie à notre politique de défense exige tout d’abord de posséder des services de renseignement particulièrement efficaces. Il est connu que le Service de Renseignement de la Confédération (SRC) n’a de loin ni les effectifs ni les moyens de la CIA ou des MI-5 et MI-6 britanniques. Nous reconnaîtrons néanmoins que notre politique étrangère ne justifie de loin pas d’avoir des services aussi développés. Il n’empêche que l’application de la théorie de la montée en puissance exige du SRC de fournir régulièrement aux autorités fédérales un rapport étoffé sur l’état des lieux stratégiques. Si nous voulons assurer l’indépendance de nos services et, partant, l’objectivité de leurs comptes-rendus, le SRC doit être suffisamment fourni en hommes et en moyens. Les avons-nous? Nous nous permettons d’en douter. Les aurions-nous, devrions-nous faire de ce seul service de renseignement le garant de notre politique de défense?

Imaginons ensuite qu’il soit un jour nécessaire d’amorcer cette fameuse montée en puissance et d’augmenter les moyens de notre armée. Il faudra tout d’abord qu’une âme courageuse ose monter à la tribune de l’Assemblée fédérale pour décréter l’état de crise et exiger les moyens idoines. La menace devra être admise. L’heure sera alors venue d’affronter les aveuglements du pacifisme idéologique. Et à ceux qui prétendront que, le jour venu, ils auront ce courage, nous rappellerons le triomphalisme de Chamberlain et de Daladier après la signature des accords de Munich en 1938, garantissant la paix avec l’Allemagne.

Quand bien même nos autorités suivraient ce courageux discours, où les moyens seraient-ils trouvés? Il ne s’agit pas de l’utilisation de quelque fonds de crise, mais bien de plusieurs dizaines de milliards de francs. Où irons-nous chercher cet argent, déjà dépensé dans d’autres secteurs?

Enfin, le fait d’amorcer une montée en puissance n’est pas anodin. Se lancer dans une course à l’armement et à la conscription est la marque d’un pays qui se prépare à la guerre, d’un pays qui s’est désigné un ennemi. On entre alors automatiquement dans un bloc stratégique, dans un club de défense.

La Suisse est un pays neutre. Ses ennemis potentiels sont le monde entier, à commencer modestement par ses voisins. Elle ne doit pas être prête à se lancer dans une préparation à la guerre. Elle doit être prête à la guerre.

 

NOTES:

1 On relèvera qu’à l’heure actuelle, le Conseil fédéral a été renvoyé à sa copie. A charge pour lui d’exposer les avantages et inconvénients d’une armée de 60 000, 80 000, 100 000 et 120 000 hommes.

2 A l’occasion de son dernier congrès, le PS a mis l’abolition de l’armée à son programme. Cf. Olivier Delacrétaz, «Un parti opposé à l’armée n’est pas à sa place au gouvernement fédéral», La Nation n°1902.

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