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A l’ombre des soft skills

Jacques Perrin
La Nation n° 1905 31 décembre 2010
L’exposé des motifs relatif au projet de loi sur l’enseignement obligatoire nous apprend quelle pensée sous-tend le contre-projet de Mme Lyon à l’initiative Ecole 2010. Il contient une sorte de philosophie de l’histoire de l’école vaudoise: le XIXe siècle fut celui des lois instituant l’école obligatoire; le XXe siècle représenta l’ère des réformes; le XXIe sera une période d’harmonisation; le système scolaire vaudois n’est plus «une entité isolée de tout contexte», mais fait «partie d’un ensemble romand, suisse et même international».

Le contre-projet du Département consiste moins à réformer l’école qu’à l’intégrer dans un processus mondial. Les efforts de la CDIP1, de la CIIP et d’HarmoS visent au même but. Les tests PISA commandités par l’OCDE sont la pierre angulaire de l’harmonisation car ils permettent des comparaisons intercantonales et internationales, facilitant «la prise de décisions», rendant compte du «fonctionnement et des performances des systèmes scolaires» ainsi que des «effets générés» par eux. Selon l’exposé des motifs, il y a un avant et un après PISA.

Des études PISA 2003 et 2006, il ressort, selon le Département toujours, que la sélection précoce avant l’âge de 15 ans n’est pas recommandable, que les systèmes à filières sont moins performants que les autres en ce qui touche aux élèves «les plus vulnérables», parmi lesquels on compte les «allophones» et les jeunes issus de «milieux défavorisés», surreprésentés dans les filières «les moins exigeantes». Le redoublement ne sert à rien pour remettre ce type d’élèves à niveau (d’où l’on conclut que le niveau est celui de la VSB, réd). Enfin, il faut passer plus de temps à l’école pour être performant, comme le montrent les élèves valaisans et fribourgeois. La Finlande, qui ne connaît ni sélection précoce, ni filières, ni redoublement, est le pays le mieux classé2 aux tests PISA; elle est donc le phare de l’enseignement mondial, par conséquent celui de l’école vaudoise en voie d’harmonisation.

* * *

Mme Lyon n’est pas la seule à s’intéresser à PISA. Un article du quotidien allemand Die Welt, signé Martina Roth, nous renseigne sur les relations existant entre les tests de l’OCDE et les préoccupations des grandes entreprises mondialisées. Mme Roth est director global education strategy chez Intel, géant californien du microprocesseur. Elle rend compte du WISE («sage» en anglais), deuxième sommet mondial de l’éducation, se tenant à Doha, capitale de l’émirat du qatar, sous le haut patronage de mille participants, provenant de centvingt pays, experts, politiciens et représentants des entreprises, répartis en vingt workshops. Mme Roth dirige en personne l’atelier assessment and education improvement. Voici en substance ce qu’elle veut faire savoir au monde:

Nous vivons à l’époque de la mondialisation (Zeitalter der Globalisierung). L’économie mondiale change à toute vitesse et l’explosion des «nouvelles technologies» engendre des innovations exigeant des travailleurs qu’ils acquièrent des qualifications inédites. C’est un «défi immense» (massive Herausforderung) pour les systèmes scolaires qui n’arrivent pas à s’adapter à la mutation (Wandel). Ils ne transmettent pas encore les compétences nécessaires au XXIe siècle. L’Allemagne notamment, qui n’investit pas assez dans la formation, est «en retard» (les grandes nations de l’ancien monde sont toujours «en retard», réd.).

Les experts se réunissent donc à Doha en vue d’améliorer l’école partout sur la planète. La mutation réussira si la politique, l’économie et la science collaborent étroitement, tant au niveau mondial que régional, global und regional (l’adjectif «national» est rarement utilisé).

L’enseignement nouveau repose sur deux hard skills, les connaissances dans telle ou telle discipline et la maîtrise des NTIC (voir lexique), et cinq soft skills, c’est-à-dire la créativité, les capacités d’entreprendre, de prendre des décisions, de travailler en équipe et de penser de manière critique.

En 2012, PISA testera la compétence consistant à «savoir résoudre des problèmes».

L’enseignement des soft skills est déjà intégré au programme des écoles australiennes et singapouriennes. Ces compétences, les entreprises les recherchent au plus haut point.

Seulement, les systèmes scolaires doivent accepter de se réformer afin de produire les spécialistes demandés. C’est à ce prix que la croissance économique se poursuivra.

Il existe un rapport étroit entre le niveau de formation et la chance d’obtenir un emploi. Sur un marché du travail «de plus en plus concurrentiel», 85% des diplômés du niveau tertiaire (universités et hautes écoles spécialisées) sont «employables» tandis que seuls 59% des personnes ne possédant qu’un certificat secondaire trouvent facilement un travail.

Pour le bien de tous, il faut donc «élever le niveau». Les entreprises, les politiciens et les chercheurs se partagent cette mission.

Les entreprises identifient les besoins, financent les formations utiles, fournissent aux écoles les compétences techniques et le matériel informatique (merci Intel!). Les chercheurs élaborent les objectifs correspondants, les programmes et les outils d’évaluation. Ils assurent le suivi et l’amélioration continue du système. Les politiciens créent les conditions cadres pour imposer (durchsetzen) la réforme, fixent des «standards contraignants» et assurent la formation des enseignants pour que ceux-ci s’efforcent de transformer les objectifs pédagogiques en «processus concrets d’apprentissage» (in konkrete Lernprozesse umsetzen).

Au sommet de Doha, les participants se demandent comment influencer l’enseignement et mesurer les compétences, quels critères d’évaluation utiliser, ce qu’il faut résoudre «au niveau mondial» ou «au niveau régional».

* * *

que retenir de ce sabir global-saxon? qu’attendre des changements en cours? Il semble que le programme mondial ait déjà beaucoup d’adeptes. Par l’intermédiaire de l’OCDE, de PISA, de la CDIP, de la CIIP, d’HarmoS, l’école des compétences et des standards fédéraux s’impose. Elle séduira autant les libéraux que les socialistes. Aux premiers plairont la «performance», l’«excellence», la compétition pour répondre «aux besoins de l’économie mondialisée». Aux seconds, on fera miroiter l’«égalité des chances», la prise en compte des «migrants» et des «populations défavorisées», la fin du redoublement et des odieuses filières, l’allongement des études, le mirage des diplômes accessibles à chacun, la perspective de «jobs intéressants». La perspective d’une «réussite» personnelle et collective les flattera tous. Mesdames Chassot, Lyon, Baume-Schneider, marcheront comme… une seule femme. M. Charles Beer, bien obéissant, suivra. Tous se vanteront des 15% de marge de manoeuvre laissés aux cantons par HarmoS.

L’enseignement du latin, du grec, de la philosophie, de l’histoire et des littératures française, anglaise ou allemande subsisteront si l’on prouve que ces matières sont utiles à la «créativité», à la «prise de décision», à la «résolution des problèmes» et au «travail en équipe». C’est ainsi que l’école deviendra «porteuse d’avenir» (zukunftsfähig).

«Harmonisation» ne serait-il pas un mot trop musical pour décrire ce «processus»? Ne faudrait-il pas dire «mise au pas» ou Gleichschaltung?

 

NOTES:

1 Petit lexique
CDIP: Conférence suisse des directeurs cantonaux de l’instruction publique;
CIIP: Conférence intercantonale de la Suisse romande et du Tessin;
HarmoS: Accord intercantonal sur l’harmonisation de la scolarité obligatoire;
NTIC: Nouvelles technologies de l’information et de la communication;
OCDE: Organisation de coopération et de développement économique;
PISA: Programme international pour le suivi des acquis des élèves;
WISE: World Innovation Summit for Education.

2 Les médias viennent de nous apprendre que Shanghaï, mégalopole et vitrine du capitalisme chinois, s’empare du premier rang lors de l’édition 2009 des tests PISA. Petit voyage en Chine en perspective pour les réformateurs du monde entier?

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