Les Vaudois et la Fête des Vignerons
Si l’origine de la Fête des Vignerons remonte loin dans le temps, sa présence en ce lieu s’explique par quelques traits de géographie physique et humaine. Tout d’abord, le vallon de la Veveyse est l’un des premiers sillons Nord-Sud avant les Préalpes et les Alpes. Or ce sillon apporte à une civilisation viticole et réformée les éléments d’une civilisation pastorale et catholique: le plus célèbre témoignage en est la mélodie du Ranz des vaches, l’un des grands moments de la Fête, où l’on plonge dans le mythe, la plus forte expression d’un mariage original et fécond. Si l’on songe maintenant que ce vignoble, planté dès le haut Moyen Age par des communautés de moines cisterciens, en a été, des siècles durant, l’unique culture, on ne sera pas étonné que la Fête des Vignerons ait des racines si vivantes et qu’elle suscite un engagement de cette nature, comme une véritable communion humaine qui déborde largement le cadre veveysan.
Il semble qu’un calendrier secret dicte et provoque ces retours, car leur périodicité n’a rien de mécanique. Elle est beaucoup plus subtile, plus mystérieuse, non dite, non explicite, mais néanmoins réelle, comme si elle répondait à ce besoin existentiel qu’est l’identité, aussi nécessaire et fondamental à l’individu qu’à l’ensemble de la société.
Reste que la gestion d’un tel héritage n’est guère aisée. Chargé de symboles, le spectacle se base sur un rituel, comme une sorte de liturgie profane – l’évocation des travaux de la terre au cours des saisons. Se souvenir d’une telle base implique un certain sens de la solennité, voire de la gravité – ce qui n’exclut pas la présence de la joie! – qui permette la création d’un ensemble dans lequel s’équilibrent tradition et nouveauté, sans nostalgie passéiste, mais sans mise en scène outrancière et provocatrice non plus. La Fête des Vignerons n’est pas un théâtre d’essai, ni les Folies Bergères. Le respect de la nature – au sens écologique du terme – va de pair avec le respect d’un patrimoine musical, fortement lié à la Fête: on ne met pas des moustaches à Mozart, comme on n’en met pas non plus au Ranz des Vaches…
Or cette base a pour constante une autre exigence. Paraphrasant Beethoven qui a écrit en exergue de sa Missa solemnis, «Venue du coeur, puisse-t-elle retrouver le chemin des coeurs», on peut et l’on doit dire de la Fête des Vignerons: «Venue du peuple, puisse-t-elle retrouver le chemin du peuple…» Ce qui signifie l’adhésion du plus grand nombre – des choeurs, des fanfares et des danseurs de la région aux centaines de bénévoles – qu’encadrent des professionnels. Cette double présence – une originalité de la Fête des Vignerons – lui confère une vérité et une chaleur humaines irremplaçables.
Vaste entreprise donc, exaltante et pleine de dangers à la fois! Elle réclame la présence d’une forte personnalité, capable de concevoir cet ensemble, de lui donner l’unité nécessaire qui soudera les éléments du spectacle, de fixer, lorsqu’il le faut, le cadre des démarches créatrices, subordonnées à cette unité, démarches qui tiennent compte aussi des réelles possibilités des amateurs – au sens étymologique du terme, «ceux qui aiment» – car leur apport est déterminant.
Ici, la musique chorale apparaît comme l’élément central et fédérateur. Elle sera tonale – d’une tonalité élargie – celle, par exemple, qu’un Arthur Honegger a su donner au monde avec son Roi David, chanté en 1921 par les paysans du Jorat, parce qu’ainsi, elle parle à tous les sens de l’homme et à son intelligence. Restant entendu que nombreuses sont les autres plages où le spectacle peut faire appel aux styles musicaux les plus variés, selon les goûts du concepteur, et de son sens de la durée: est-il vraiment nécessaire que le spectacle dure trois heures? Deux heures correspondent mieux à la sensibilité des spectateurs d’aujourd’hui…
La prochaine Fête des Vignerons sera confrontée à une concurrence intense, plus rude que celles qui l’ont précédée. Les moeurs ont changé. Le consumérisme existe, les shows à l’américaine aussi, olympiques ou non… La musique a traversé une crise majeure, dont elle émerge, ce qui a bouleversé son style. Face à tous ces aléas, et à tous ceux qui surgiront encore, puisse la Confrérie des Vignerons oeuvrer avec hardiesse et sagesse à la fois comme l’ont toujours fait les gens de la terre qu’elle entend couronner – pour donner aux Vaudois la réponse qu’ils attendent.
Au sommaire de cette même édition de La Nation:
- Suivi du Cassis-de-Dijon – Editorial, Olivier Delacrétaz
- Signez et faites signer le référendum contre un impôt sur le travail – Pierre-Gabriel Bieri
- Une recette utile pour nos politiciens – Revue de presse, Ernest Jomini
- Dans la cour des grands – La page littéraire, Cédric Cossy
- Portrait d’Eric – La page littéraire, Jean-Blaise Rochat
- Théorie de la montée en puissance: remarques politiques – Félicien Monnier
- Aulikocratie, épimélétocratie, antiprosopocratie et autres étrangetés démocratiques – Olivier Delacrétaz
- A l’ombre des soft skills – Jacques Perrin
- La Villa Rose de Gland – Aspects de la vie vaudoise, Frédéric Monnier
- Un Vaudois champion du monde! – Aspects de la vie vaudoise, Frédéric Monnier
- Il n'y a point de sottes gens – Le Coin du Ronchon