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Eloge des frontières

Jean-Baptiste Bless
La Nation n° 1910 11 mars 2011
«Une idée bête enchante l’Occident: l’humanité, qui va mal, ira mieux sans frontières.» Le ton est donné. Quand Régis Debray fait l’Eloge des frontières1, celles qui nous séparaient de lui tombent d’un coup, et l’on serait tenté de signer à deux mains ce qu’écrit cet ex- communiste. Les ans semblent avoir fait leur oeuvre, et le sage a revu le discours du guérillo pour finalement troquer l’Internationale contre un hymne à la proximité.

La thèse est simple: l’Occident, fatigué de trop de guerres, a décidé d’éliminer ce pourquoi il s’est battu trop longtemps: les frontières. L’Européen type rêve d’un monde cordial, paisible, lisse, facile, ouvert, un monde de convergences. Défiant le réel, il recherche dans la notion d’«Humanité» le dénominateur commun minimal qui lui permettra, les yeux mi-clos et la main tendue vers «l’autre», de croire à la concorde universelle. Pourtant, son souci de gommer les limites et sa négation des différences le condamnent justement à sa propre disparition. Car les frontières, si elles séparent, ont pour fonction première de distinguer; et par là même d’affirmer l’existence de la personne ou de la communauté en soulignant sa particularité.

Par la distinction qu’elle opère, la frontière empêche également la confusion. Selon l’auteur, le risque est grand qu’à vouloir trop mélanger, les frictions s’exacerbent et le cocktail explose. La frontière délimite, elle découpe, elle tranche, mais c’est pour clarifier. Rien de tel si l’on souhaite vivre côte à côte que de définir clairement les tâches, les droits et les devoirs, et donc les frontières.

Régis Debray va jusqu’à associer «culture» et «clôture» au point de les traiter en synonymes. Si les frontières séparent, elles rassemblent aussi. «A quoi sert la frontière, en définitive? A faire corps. Et pour ce faire, à lever le museau.» Pas de rassemblement sans «clé de voûte»: «L’impossibilité qu’a un agrégat quelconque de s’ériger en communauté sans recourir à un extra convoque à son bord la sainte et le héros: opération par laquelle une population se mue en un peuple

En distinguant et en rassemblant, la frontière protège. Elle protège le plus faible. La frontière bien définie est justement «le coeur de la paix». Elle rend tout le reste possible. C’est d’ailleurs pour cette raison que de tout temps elle a été tracée par les prêtres et les juges (qui sont les prêtres laïcs). La frontière a un caractère sacré et l’auteur souligne même «l’indexation du degré de sacralité sur le degré de fermeture». Telle la peau dans le corps humain, elle est la garantie que le corps fonctionne. Ni mur ni béance, la frontière filtre et canalise les échanges.

L’ancien associé de Mitterrand n’hésite pas à devenir concret et à décrier l’Europe actuelle qui «n’ose savoir et encore moins déclarer où elle commence et où elle finit» et «ne s’incarnant en rien a fini par disparaître». Dans le même ordre d’idées, la «communauté internationale» n’en est pas une car, faute de périmètre, une personne (morale) n’existe pas. L’idéologie du «sans-frontiérisme», colportée par des «théoriciens de grand savoir et de peu d’expérience», serait totalement déconnectée de la situation de nos sociétés, qui tendent à se morceler: «Rarement aura-t-on vu, dans l’histoire longue des crédulités occidentales, pareil hiatus entre notre état d’esprit et l’état des choses.»

Mais l’espoir est là: «Mon pays commence à s’en lasser et l’on voit renaître, quoique nos politiques veuillent nous faire vivre à l’économie, l’aspiration à marquer de pierres blanches les étapes d’une formation, à dessiner le jeu de l’oie où chaque case mérite initiation, de l’entrée au collège à la sortie de la vie. A scander la monotonie des jours, à réinventer les rites de passage.»

Même si les conclusions auxquelles arrive l’ouvrage ne puisent souvent pas aux mêmes sources que les nôtres, même si notamment la conception du sacré, subjective car influencée par la psychanalyse, peut décevoir, on appréciera ce jet de fraîcheur et de lucidité, cet éclairage de l’actualité où foisonnent côte à côte et pêle-mêle références bibliques, citations contemporaines et précisions étymologiques.

Essai politique? Sans doute, mais pas seulement. La réflexion va bien au-delà de l’organisation de la Cité et pénètre au coeur de notre civilisation blessée. Un cri d’alarme, une crise de saine colère... Aussi percutant qu’inattendu. On appréciera le fond comme le ton.

 

NOTES:

1 Régis Debray, Eloge des frontières, Gallimard 2010.

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