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Le pouvoir dans les réseaux

Olivier DelacrétazEditorial
La Nation n° 1936 9 mars 2012

Le réseau, structure reliant occasionnellement ou de façon permanente des personnes, des compétences ou des endroits, n’est pas une invention récente. Chacun de nous fait partie de maint réseau: réseau de parents, d’amis et de correspondants, réseau de fournisseurs et de clients, réseau d’alliés politiques, réseau d’eau, électrique et routier.

Ce qui est nouveau, c’est que, grâce à la rapidité et à l’omniprésence des moyens de communication, l’organisation en réseau s’est étendue à tous les domaines: réseaux médicaux, sur lesquels nous allons bientôt voter, universités en réseaux, réseaux sociaux, commerciaux, financiers, policiers. A travers internet, le réseau des réseaux, ces domaines sont appelés à s’étendre indéfiniment: tout réseau est aujourd’hui en puissance de mondialisation.

Au système hiérarchique traditionnel tel que le pratiquent la plupart des entreprises, les administrations et l’armée, à ses pesanteurs, à son opacité et à sa fermeture sur lui-même, on oppose volontiers l’instantanéité du réseau, sa légèreté institutionnelle, sa transparence et son ouverture. Robert Ludlum, auteur de romans d’aventures à succès et grand maître de la théorie du complot, place cette description du réseau dans la bouche de Gregson Manning, directeur d’une énorme multinationale1:

Si la méthode ancienne était la hiérarchie verticale, la nouvelle consiste à créer des réseaux horizontaux qui franchissent les cloisons structurelles. Notre but est de construire un réseau d’entreprises avec lesquelles nous collaborerons plutôt que de les diriger. Les frontières sont tombées. La logique des réseaux nous pousse vers des systèmes informatiques autonomes et autocontrôlés. Le monitorage constant élimine les facteurs de risque à l’intérieur de la structure comme à l’extérieur.

[…] Le poète Robert Frost disait que les bonnes clôtures font les bons voisins. Eh bien, je ne suis pas d’accord. La porosité, les murs transparents, les murs déplaçables: voilà ce que réclame le monde d’aujourd’hui. Pour réussir, il faut savoir traverser les murs… Et c’est nettement plus facile quand il n’y en a pas.

Charles Kleiber, l’homme qui nous a livrés au réseau de Bologne, défend une conception semblable dans son ouvrage Pour l’Université2. Pour lui, les divers acteurs du réseau – peu importe qu’il soit hospitalier, policier, universitaire, pénitentiaire, d’innovation ou énergétique – se pondèrent les uns les autres. Chacun, fonctionnant d’une façon autonome à la place qui est la sienne, exerce un pouvoir correspondant à ses compétences et proportionné à son rôle. L’organisation en réseau est donc censée fonctionner sans l’intervention d’un organe de pouvoir distinct. Sa structure à la fois égalitaire et unificatrice lui permet de s’autoréguler. Le pouvoir est en quelque sorte ventilé dans le réseau. Mieux, il lui est immanent.

On le comprend, il ne s’agit pas là d’une simple question d’organisation, mais d’une philosophie sociale et politique. C’est en gros la philosophie de l’anarchiste Pierre-Joseph Proudhon, pour qui les communautés économiques et sociales constitutives de la nation n’ont pas besoin d’un Etat pour s’épanouir. Elles trouvent leur bien commun par elles-mêmes. Chacune, exerçant librement sa fonction naturelle, prend naturellement sa place dans l’ensemble. C’est ce que M. Kleiber nomme l’«autorégulation des processus».

On pense aussi à Denis de Rougemont, pour lequel chaque fonction publique – école, service du feu, action sociale, aménagement du territoire – devait avoir son propre découpage et constituer une région spécifique. Le territoire unique et bon à tout faire de l’Etat-nation était à ses yeux un lit de Procuste, toujours trop grand ou trop petit. Dans la pensée de Rougemont, le pouvoir semble résorbé par le jeu, complexe mais idéalement ajusté, des relations entre ces régions à géométrie variable, jeu qui s’ouvre naturellement à l’Europe et, de proche en proche, à l’ensemble de la planète.

Tant Proudhon que de Rougemont (et Kleiber) négligent ce besoin fondamental des sociétés de disposer d’un pouvoir chargé de protéger, par les frontières et le droit, les fragiles réussites humaines contre les forces qui les menacent en permanence.

Dans tous les cas, un tel système exigerait une transparence absolue, de façon à éviter les manœuvres de coulisses et les prises de pouvoir en catimini. Exigence d’ailleurs naïve: la transparence peut être une forme de camouflage, comme le «parler vrai» des politiciens français est un avatar du mensonge.

En réalité, rien n’est moins transparent qu’un réseau, dont la structure mouvante et poreuse peut se modifier à tout instant. Qui, par exemple, est à l’origine des décisions de l’OCDE? Qui rédige les tests PISA, qui force nos autorités à nous les imposer, qu’est-ce qui fonde leur légitimité, qui valide leurs critères? Ou encore, qui est derrière Bologne? Comment se fait-il que ni le Conseil fédéral, ni les Chambres, ni le peuple et les cantons n’aient rien eu à dire sur notre adhésion à ce «processus»? Et quelle en est la prochaine étape? En Suisse même, qui est-ce qui répond, par exemple, des «décisions» de la CIIP3, réseau aux pouvoirs mal définis, susceptible de s’enfler indéfiniment et de court-circuiter les institutions ordinaires? Quid encore des «organes communs», qui règlent toutes sortes de questions scolaires sans être soumis au contrôle des autorités politiques?

Ce qui est sûr, c’est qu’il n’y a pas de toile d’araignée sans araignée, qu’elle soit au centre ou tapie dans un coin. Le professeur François Schaller nous disait de la fabrique de chaussures Bata, connue de tous les économistes pour son système original d’autogestion et dont chaque service, même la comptabilité, était autonome: «Ça marchait parce que, tout en haut, se trouvait la main de fer de M. Bata.»

Dans l’ouvrage de Ludlum, le réseau fonctionne parce qu’il y a à sa tête un chef aussi puissant que discret, en l’occurrence Manning lui-même. C’est lui qui rassemble dans sa main et à son seul profit tous les nœuds du réseau, manipule ses employés, ses petits chefs, ses complices et les «grands» du monde officiel, feudataires vénaux ou idiots utiles.

Le système du réseau, qu’il soit transnational ou qu’il double subrepticement les institutions officielles, est constamment porté à déborder de son rôle et à se transformer en Etat dans l’Etat: service administratif voué à sa seule croissance, camarilla de pédagogues faiseurs de tests, sociétés publicitaires et communicateurs internationaux à vendre au plus offrant, scientifiques ne supportant plus les limites imposées par le législateur, technocrates désireux d’établir le paradis sur terre, hackers redresseurs de torts, organisations non gouvernementales bureaucratisées, associations humanitaires dévoyées, investisseurs maffieux, que sais-je?

La situation est nouvelle, mais sur le fond politique, rien ne change. Il revient à l’Etat, protecteur de la population, d’identifier les vrais détenteurs du pouvoir dans les multiples réseaux qui exercent leurs pressions sur le territoire dont il est responsable. Il lui revient aussi, en collaboration avec d’autres Etats si nécessaire, d’imposer à ces réseaux le respect de nos lois et de nos mœurs. La fermeture par la justice américaine du réseau mondial Megaupload et, à sa suite, de centaines de sites de téléchargements illégaux, a montré que c’est, sinon facile, du moins possible.

 

NOTES :

1 La Trahison Prométhée, pp. 334-335, Editions Livre de Poche, Paris, 2000.

2 Pour l’Université, Lausanne, 1999; voir notamment La Nation n° 1790 du 4 août 2006.

3 Conférence intercantonale de l’Instruction publique de la Suisse romande et du Tessin.

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