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Les amis suisses de la RDA

Jean-François Cavin
La Nation n° 1936 9 mars 2012

M. Erwin Bischof, historien de formation, ancien diplomate et publiciste bernois, orateur invité à l’un de nos Entretiens du mercredi en ce début d’année, est l’auteur d’un ouvrage fort documenté sur les relations entre la Suisse – et surtout certains Suisses – et la République démocratique allemande1. Ses propos et son livre éclairent un aspect souvent méconnu de la vie publique helvétique, surtout de ce côté de la Sarine où la destinée de l’Allemagne n’est pas notre souci quotidien; mais l’originalité de l’étude de M. Bischof tient aussi au fait que l’auteur a pu remonter aux sources: les archives de l’ex-RDA, en particulier celles de la Stasi (Ministerium fu?r Staatssicherheit), accessibles depuis plusieurs années mais qui n’ont guère suscité la curiosité de nos historiens.

Les relations d’Etat à Etat sont quasi inexistantes durant un quart de siècle, en vertu de la «doctrine Hallstein» selon laquelle l’Allemagne fédérale considérait comme un acte inamical la reconnaissance de la «zone». Les choses changent un peu dès 1972, date de la reconnaissance de la RDA par la Confédération helvétique, rendue possible par l’Ostpolitik du chancelier Willy Brandt; mais les contacts entre les gouvernements portent surtout sur la question des dédommagements pour la nationalisation des biens suisses en RDA opérée par le régime communiste, lequel a d’ailleurs roulé nos négociateurs dans la farine pendant seize ans sans rien lâcher.

L’essentiel de l’apport de M. Bischof réside dans la description des liens entre le régime de Pankow et divers partis, groupements et personnalités suisses. Quant aux partis, nos popistes ont toujours nié être stipendiés par l’Est; mais on détient maintenant la preuve qu’ils ont en tous cas bénéficié d’un soutien puissant (environ un million de francs) pour remettre à flot leur imprimerie genevoise. Du côté des socialistes, c’est une visite des dirigeants du parti suisse, son président Helmut Hubacher en tête, auprès de Honecker, en 1982, qui est au centre des investigations; cette visite amicale avait fait grand bruit à l’époque – on ne s’en souvient guère – et il faut bien dire que la délégation suisse, soulignant l’intérêt des contacts noués et l’utilité de dépasser les préjugés contre l’Etat communiste, préparait les verges pour se faire battre.

Les Vaudois noteront que, dans cette délégation et lors de contacts ultérieurs en Suisse avec les émissaires et l’ambassadeur de Pankow, le professeur Georges Peters était souvent de la partie, même s’il lui est arrivé de poser une question critique. Le plus frappant, c’est l’engagement continu en faveur de la RDA du vice-président du Parti socialiste suisse, Peter Völlmer, ex-soixante-huitard, qui a épousé une Allemande de l’Est et qui a bénéficié d’une formation politique à l’institut des cadres communistes de la RDA, avant de devenir conseiller national bernois.

Quant aux personnalités séduites par le régime d’Ulbricht et de Honecker, le cas le plus étonnant est celui du théologien Karl Barth, ami de nombreux membres de l’intelligentsia est-allemande (dont deux, un professeur d’université et un pasteur, se révélèrent être des indicateurs de la Stasi) et qui recevait souvent à Bâle des sommités du régime. L’assujettissement de Barth à l’Allemagne de l’Est culmine dans sa Lettre à un pasteur de la RDA, de 1958, où il recommande à ce ministre d’une religion discriminée, sinon persécutée, de fournir la déclaration de loyauté au régime qu’on exigeait de lui. Barth, qui avait dû quitter l’Allemagne dans les années trente pour avoir refusé de prêter serment de loyauté au Fu?hrer, semble tenir un raisonnement pour le moins alambiqué: dans le cas de Hitler, on prêtait serment à la personne, et c’était une sorte de chèque en blanc; dans le cas de la RDA, on se déclare loyal envers un ordre constitutionnel bien établi (même s’il se fonde sur l’athéisme marxiste?) et la loyauté n’exclut pas la critique (même si le régime en sanctionne l’auteur?). Qu’elle ait été empreinte de naïveté ou de partialité, cette lettre a été abondamment utilisée par les dirigeants de la RDA.

Comme dans le cas d’André Bonnard, on est stupéfait qu’un esprit aussi éminent ait pu s’aveugler pareillement sur le communisme, d’autant plus que les crimes de Staline étaient connus et que la révolution hongroise de 1956 avait été réprimée dans le sang. De même pour Friedrich Du?rrenmatt, dont certaines déclarations de soutien massif au communisme surprennent chez cet auteur à la pensée libre et critique, et pour l’illustre historien et chroniqueur Jean Rodolphe de Salis, beau-frère d’un ponte du régime de Pankow, qui s’efforça de minimiser le péril communiste durant la guerre froide. En revanche, Max Frisch et Benno Besson, après bien des années, surent prendre quelque distance.

Pour la petite histoire, signalons encore que l’ambassade de Pankow à Berne, non contente d’être un nid d’espions, s’efforçait aussi de noyauter les médias. En 1975, elle envisagea de constituer un groupe de «journalistes de confiance» en songeant dans un premier temps à cinq médias particulièrement abordables dans cette perspective, dont 24 heures. L’opération de séduction comprenait un voyage en RDA auquel participa Jean Gaud, alors chef de la rubrique étrangère, qui en tira un long reportage que l’ambassadeur qualifia de «très positif».

La RDA, comme les autres pays du bloc communiste, vivait dans le mensonge, au point de se mentir à elle-même. Un rapport alarmant sur l’état catastrophique de l’économie, remis à Honecker, valut à son auteur la plus sévère réprimande. A l’extérieur, même illusion: l’Allemagne de l’Est passait pour le modèle de la réussite collectiviste, la vitrine du communisme. Lorsque la frontière s’ouvrit, il n’a pas fallu un an pour que tout s’effondre: derrière la vitrine, il n’y avait rien. Sauf, bien sûr, les 90'000 agents de la Stasi et ses 170'000 indicateurs.

 

NOTES:

1 Erwin Bischof, Honeckers Handschlag – Beziehungen Schweiz-DDR 1960-1990, Demokratie oder Diktatur, éd. Interforum, Berne, 2e éd. 2010 (seulement en allemand).

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