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«Lingua latina negotii»? Est, est, est!

Jean-Philippe Chenaux
La Nation n° 2145 27 mars 2020

Souvenez-vous, c’était il y a tout juste deux ans, dans La Nation du 18 mars 2018: nous annoncions la parution prochaine d’un ouvrage consacré au latin des affaires en conclusion d’un article retraçant les principales étapes de la renaissance de cette langue ni totalement vivante, ni totalement morte (comme l’égyptien ancien) dans le cadre du «Mouvement pour le latin vivant» lancé lors d’un premier congrès international à Avignon, en 1956. Cette initiative due à deux éminents latinistes provençaux, Pierre Falleri et Marc-Olivier Girard, vient d’aboutir sous la forme d’un superbe manuel de 264 pages intitulé Lingua latina negotii, le latin des affaires, qui se veut une methodus nova ad linguam latinam modernam negotii discendam, comprenant pas moins de 71 lectiones-exercitationes et correctiones Indices in 5 linguis (français, italiano, español, Deutsch, english), autrement dit une méthode nouvelle pour apprendre la langue moderne des affaires avec exercices, corrigés et index en cinq langues pour éclairer les points de vocabulaire les plus délicats.

Alors que le latin se classe au deuxième rang des langues étudiées en Europe, après l’anglais, on compte de plus en plus de gens qui le pratiquent peu ou prou au sein du «Mouvement pour le latin vivant». Agé aujourd’hui de 64 ans, ce mouvement n’a manifestement pas envie de prendre sa retraite, et c’est tant mieux! Il a toujours pour objet de redonner à la langue de Virgile et de Cicéron son rôle de langue de communication internationale parlée dans toutes les situations de la vie quotidienne et professionnelle. C’est ce qui a incité nos deux auteurs à écrire leur méthode: il s’agit pour eux de démontrer que le latin peut se déployer là où on l’attend le moins et dans un des domaines les plus sérieux de la modernité: le monde de l’économie, de la finance et des affaires. Le manuel s’adresse donc à des lecteurs qui possèdent déjà les bases de la langue et qui voudraient s’exercer à l’utiliser dans le cadre de l’entreprise. Pour relever ce défi, Falleri et Girard se sont inspirés du Vocabulaire progressif du français des affaires de Jean-Luc Penfornis (Ed. CLE, Paris, 2013).

Pour la syntaxe, ils se sont efforcés de rester dans le cadre de la latinité de l’«âge d’or», c’est-à-dire la fin de la République. Ainsi, ils ont toujours utilisé la proposition infinitive dans les phrases complétives: dico eum venire, et jamais le bas latin dico quod/ quia/ quoniam ille venit qu’on trouve dans la Vulgate de saint Jérôme.

Pour ce qui est du vocabulaire, par contre, ils ont choisi de ne pas faire «trop romain»; ils l’ont puisé dans toutes les époques pour éviter de créer trop de néologismes. Le fait est que le latin a été utilisé pour les affaires et l’administration des pays occidentaux pendant plus de mille ans après la chute de l’Empire romain; ainsi, une terminologie très élaborée a été créée dans les chancelleries et les milieux de commerce, où tout se faisait en latin. En 1556 paraissait à Lyon (puis en 1575 à Venise) le Tractatus de mercatura, seu mercatore de Benvenuto Straccha. En 1595, un traité du commerce, des changes, des engagements réciproques, des prêts et des garanties sur dettes […] du même auteur voyait le jour à Cologne sous le titre De mercatura, cambiis, sponsionibus, creditoribus, fidejussoribus […]. Ces deux ouvrages constituent une somme sur les activités commerciales dans la seconde moitié du XVIe siècle. En 1751, un autre livre important est publié à Genève par Ansaldi de Ansaldis, Discursus legales, de commercio, et mercatura. Au début du XIXe siècle, on voit même l’université russe de Dorpat – aujourd’hui Tartu, en Estonie – publier une série de traités sur les activités commerciales, notamment De libera mercatura, par Ignatius de Rogala Iwanowski (1833), et De valoris natura, par Johann Jacob Gorlof (1838). A noter aussi une Introductio in oeconomiam politicam de Joseph Henfner parue à Zagreb en 1831. C’est dire que Falleri et Girard avaient une matière abondante à disposition et qu’ils n’ont pas eu besoin d’inventer beaucoup de mots. Quelques exceptions toutefois, comme mentagitatio pour brainstorming. En revanche, ils ont fait évoluer le sens de certains mots comme productum = produit, mot qui, en latin classique signifiait simplement allongé (en poésie, une syllabe producta est une syllabe longue); autre exemple, cumulus, ou amas, pour stock.

La table des matières, ou index materiarum, comprend sept sections, qui vont du savoir-faire, ou know how (solertiae) à l’argent et aux finances (pecunia et nummaria) en passant par les entreprises (inceptiones), la production (productio), le marketing (mercatura), l’achat et la vente (emptio et venditio) et les règles du jeu (regulae ludi). Celles-ci traitent de l’éthique dans les affaires (de ethica in negotiis), de la criminalité économique (oeconomicae transgressiones), de l’évasion fiscale (fraus fiscalis) et des pratiques anticoncurrentielles (actiones contra aemulationem). Un index des termes utilisés en cinq langues et une abondante bibliographie complètent l’ouvrage, avec des dessins de Patricia Welinski, professeur de design à Lyon.

Tous ceux qui sont attachés à une langue ayant conservé ses qualités de densité, de clarté et de précision seront sensibles à cette vigoureuse réaction contre le «lessivage culturel» perpétré par la langue à visée hégémonique des acteurs de la mondialisation.

Idibus februariis scripsit

Références:

   Pierre Falleri, Marc-Olivier Girard, Lingua latina negotii, le latin des affaires, Nîmes, Ed. Nombre 7

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