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Journal d’un septuagénaire dans la quarantaine

Jean-François Cavin
La Nation n° 2145 27 mars 2020

Mardi 17 mars

A mon âge et ayant souffert il y a peu de gros ennuis pulmonaires, je suis une personne à risque. Je fuis donc le genre humain. En cela, j’obéis à Mmes Gorrite, Ruiz, Sommaruga et à M. Berset. Ces magistrats sont détenteurs aujourd’hui du savoir et de la sagesse: c’est l’état d’exception.

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Seul face à moi-même, que vais-je faire? Ce que font tous les amateurs d’introspection: tenir un journal, voire le publier si mon réd-en-chef l’accepte. Plutôt que de m’ennuyer solitaire dans mon coin, mieux vaut ennuyer les autres.

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Le confinement engage aussi à la recherche d’occupations domestiques. Vais-je désherber le gravier de ma terrasse? Ou m’attaquer à la déclaration d’impôt? J’hésite longuement. Assez longuement pour que le soir arrive. On verra demain.

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Je serais donc une personne à risque? Paradoxalement, la qualification me rajeunit. Car il y a une quinzaine d’années, certains conseillers d’Etat me considéraient comme tel lorsqu’ils méditaient d’augmenter les impôts.

Mercredi 18 mars

Nouvel arrêté solennel du Conseil d’Etat sur le Covid-19, publié en pleine page du quotidien. C’est le moyen de toucher la population; peut-être aussi une forme d’aide à la presse?

Ce texte remplace l’arrêté du 16 mars, paru de la même façon; la nouvelle mouture, officiellement, tient compte des dernières décisions fédérales. Mais la vraie raison est probablement ailleurs. Le texte du 16 mars disposait que «la cheffe du département en charge des infrastructures et des ressources est compétent pour édicter […]». Le 18 mars, la cheffe est compétente. La barbarie féministe l’a emporté sur le bon vocabulaire.

Notre remarque prouve en tous cas que nous lisons les injonctions gouvernementales avec la plus grande attention.

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Une lettre de lecteur, dans 24 heures, m’irrite. Un ancien député jubile presque à l’idée que la catastrophe sanitaire, clouant les avions au sol, retenant les travailleurs loin de leur atelier, de leur commerce ou de leur bureau, prohibant les voyages, diminue le CO2, éclaircit le ciel de la Chine, nous éloigne des travers et des futilités de la vie moderne et nous ramène à l’essentiel. Et les cultes? les concerts? voire les verrées entre amis, ce n’est pas essentiel? Puisse le Ciel nous protéger du virus moralisateur.

Jeudi 19 mars

Grand beau temps. Je pars rouler dans la campagne. Seul dans l’habitacle de ma voiture, je ne contaminerai personne et nul ne me contaminera. Les charmantes petites routes aux écriteaux blancs me conduisent jusque vers Molondin, Correvon, Chavannes-le-Chêne. Pas âme qui vive dans les vastes étendues vertes: je marche assuré que la distance sociale est observée. Et pas une construction. Le bétonnage? Le mitage? Les technocrates de l’aménagement du territoire et les écolos obstinés devraient aller se ressourcer là-bas.

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Si beau temps et si belle balade: il n’était plus question, au retour, de désherber ou de fiscaliser. Ce sera pour demain. Ou plus tard. Car, comme disait Pierre Dac, pourquoi remettre au lendemain ce qu’on peut faire le surlendemain?

Vendredi 20 mars

Avant le confinement général, j’ai pu m’acheter des dents-de-lion. Je les ai apprêtées selon la recette classique et insurpassable que nos lecteurs fidèles connaissent (voir La Nation No 2042). Cette salade, accompagnée d’un grand saint-saphorin d’Ant. B. À T. en Dézaley (vous n’en saurez pas plus, notre journal ne faisant pas de publicité), c’était délicieux. Autant qu’un filet de pangolin, dont on dit la chair succulente.

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On a tellement de temps à perdre que j’en viens à lire mon horoscope. Il m’annonce une période très tendue sur le plan professionnel, avec une masse de travail. Ce doit être un très vieux journal.

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J’ai choisi de désherber plutôt que de fiscaliser. Plutôt que de m’arracher les cheveux, arrachons les mauvaises herbes. Pardon, les herbes adventices: c’est ainsi qu’on doit les nommer désormais, m’a dit mon ami jardinier-paysagiste; car le vocabulaire d’autrefois, distinguant le bon du mauvais, était discriminatoire.

Le dos courbé, j’ai désadventicé environ deux mètres carrés. Mon gravier mesure à peu près 20 m2. Si je garde ce rythme, j’aurai fini dans dix jours, et le confinement sera loin de son terme. Vas y mollo, involontaire Candide du XXIe soignant ton jardin.

Samedi 21 mars

Certains reprochent au Conseil fédéral de n’avoir pas décrété un confinement absolu, avec contraventions à l’appui. Je ne partage pas vraiment cette opinion. D’abord, dans la crise, on ne doit pas contester l’autorité, qui possède le savoir et la sagesse. Ensuite, quand on observe le modèle français, on s’interroge: pour sortir licitement de chez soi, il suffit de se munir d’un certificat qu’on établit soi-même, attestant qu’on va s’approvisionner ou faire du sport à proximité. A quand l’auto-certificat médical, l’auto-diplôme de baccalauréat, l’auto-permis d’auto?

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Les salons de coiffure sont fermés. Dans quelques semaines, nous ressemblerons tous aux Dupondt en voyage vers la lune. Tous, sauf Alain Berset.

Dimanche 22 mars

Après les hauts d’Yvonand jeudi, je suis allé me balader dans les bois et les esserts du Jorat, puis dans les collines dominant Lavaux. Par ce joli printemps tout sourire – inconscient du drame sanitaire – le bain de verdure et de soleil est un peu assombri par la fermeture générale des pintes. Portes closes, rideaux tirés, volets rabattus, les villages paraissent sinistrés. Et cela attriste la promenade: la privation rend sensible à quel point les cafés contribuent heureusement au déroulement d’une existence normale. Ce n’est même pas qu’on s’y installe forcément – on n’a pas toujours soif, ou pas vraiment le temps. Mais la seule idée qu’on pourrait pénétrer dans une salle accueillante, s’accouder à une table bellement patinée, ou s’asseoir sous les platanes d’une terrasse ombragée; qu’on pourrait se requinquer d’une juste dose de caféine, ou se désaltérer d’un bock moussu, ou déguster un ballon de blanc en vérifiant une fois de plus la supériorité du chasselas; cette seule idée donc suffit à parfaire le plaisir de la promenade. Car le potentiel magnifie le réel.

Voilà. C’était mon moment d’introspection, passage obligé d’un journal intime.

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Allons désherber un peu. Puis envoyons ces lignes au réd-en-chef. On verra s’il les publie ou les confine.

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