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Face à la séparation

David Rouzeau
La Nation n° 2154 31 juillet 2020

Le roman de Ramuz, La Séparation des races, paru en 1923, est à nouveau un roman sur la relation et l’amour, car que cherche Firmin, jeune homme d’un pauvre village valaisan, sinon à vivre la plénitude d’un amour avec une femme? Il le dit lui-même, on sera capable de travailler dur, la vie aura un sens, dès lors qu’on aura le «contentement du cœur». L’amour est la seule réponse efficace à la séparation qui isole chaque homme des autres hommes. Simplement, il s’y prendra mal. Firmin est l’homme dans ce qu’il a de faillible. Il est d’abord orgueilleux et impatient, puis il sera naïf. Il est subjugué par la vision d’une jeune femme qui vient contempler le paysage au sud du col qui sépare le pays valaisan du pays bernois. Elle appartient à la communauté qui habite l’autre côté de la montagne.

Firmin représente aussi l’homme qui ne prend pas le temps de contempler la beauté du monde. Il ne sait pas voir le monde, c’est-à-dire le contempler de manière poétique, il veut juste posséder, avoir. Il vit seul avec sa vieille mère. Profitant de cette sorte de pèlerinage qui montre bien la noblesse de cette jeune femme – car elle fait un effort pour contempler la beauté du monde –, Firmin va venir l’enlever. Il va l’arracher à sa vie. Or il devrait savoir que l’amour ne s’obtient pas par la violence; c’est pourtant ce qu’il fait. Ramuz semble, par cette figure de Firmin, parler de l’homme en général qui peine parfois, si ce n’est souvent, à se comporter en respectant les valeurs essentielles de la vie, et qui est pris par les forces de l’égoïsme, de la cupidité, du matérialisme et de la méchanceté. Firmin n’est en rien «ferme», contrairement à ce qu’exprime son prénom (firminus du latin firmus, «solide, résistant, ferme»); il est faible.

Il a commis un crime moral fondamental. Toute la suite du récit montre comment il va être châtié pour ce crime.

Firmin est aussi habité par les haines collectives: on doit se venger de ces Bernois qui ont volé naguère un alpage de «notre» côté. La communauté ne le désapprouve pas vraiment. Ses camarades ne l’ont pas empêché de réaliser son enlèvement. Plus tard, ayant amené la jeune femme chez lui, sa mère lui dit que c’est une erreur et qu’il doit la rendre au plus vite à sa famille. Mais Firmin s’entête, il pense que Frieda va peut-être finir par l’aimer.

Ramuz montre le problème individuel de Firmin, mais indique aussi celui de la communauté qui se fait complice de la déviance d’un de ses membres. Ni Firmin, ni sa communauté n’ont d’anticorps assez forts contre le virus de la bêtise et de la haine.

Frieda, prénom qui vient du mot «paix» (Friede) en allemand, représente en quelque sorte la vie. Elle est belle, jeune, grande, forte, intelligente, appréciée; elle rit, chante. Elle est la vie paisible qui est là, puissante et calme. Elle est promise à son fiancé qu’elle aime et qui l’aime, le grand Hans. Firmin, plus petit qu’elle – tout un symbole! – a violé des règles sacrées de la vie. Dès lors, cette femme, cette incarnation de la vie, va être impitoyable avec lui.

Car le crime de Firmin a aussi eu comme conséquence la mort tragique du petit frère de Frieda, Gottfried, à l’onomastique exprimant aussi la paix, et de surcroît celle de Dieu (Gott-fried), glissant sur les rochers humides dans la brume du col, alors qu’il était parti à la recherche de sa sœur. L’orgueil délirant de Firmin a brisé l’ordre paisible d’une communauté voisine. Gottfried avait 16 ans et donc la vie devant lui. Firmin a agi en quelque sorte contre le principe même de la vie, contre la source de la vie. Commettre un tel acte ne peut qu’être condamné de manière très forte. La tragédie ramuzienne s’abattra dès lors légitimement sur lui.

Pour Ramuz, il y a un ordre naturel qui est vu dans sa beauté et sa permanence. Il y a ainsi de magnifiques passages de contemplation de la beauté du monde, notamment quand l’œil parcourt la montagne. Mais il y a aussi un ordre humain, et cet ordre semble aussi naturel et essentiel que l’ordre naturel. Frieda allait se marier avec son fiancé Hans, dans leur village des Alpes bernoises. Ce monde était organique, vivant en «paix» dans la richesse et l’opulence. Firmin est venu détruire cet équilibre.

Ramuz semble dire que l’homme, pour être heureux, doit avoir une vie qui soit dans un bon rapport avec le monde. Mais il doit aussi être inséré dans une communauté, une «race», avance Ramuz, comme pour insister sur cet aspect humain et culturel, c’est-à-dire ethnique. Les enracinements et liens culturels sont très forts aussi, et l’homme ne peut pas les modifier comme il le désire.

Le village, qui a été complice de l’enlèvement en ne le dénonçant pas, en l’acceptant même, sera puni, lui aussi. Frieda y fera mettre le feu. Firmin sera pendu par la douzaine de Bernois venus reprendre Frieda et il brûlera avec sa maison. Selon une symbolique classique, le feu va nettoyer le Mal, la faute.

D’une certaine manière, Ramuz, avec ce roman, avertit les hommes. C’est le poète, l’homme qui a fait vœu d’être en lien avec l’essentiel de la vie, qui a les yeux rougis par la contemplation de l’absolu, par sa relation avec la «Source de la vie», ainsi que le disait Georges Haldas, qui avertit les autres hommes: «Ne perdez pas de vue la beauté du monde et respectez la vérité des choses.»

Ce roman est un avertissement. Firmin n’est pas un héros, mais un homme ordinaire qui a commis une immense faute. Il nous sert de contre-exemple, d’antidote peut-être.

Ce magnifique roman vient d’être réédité dans la jolie collection de L’Aire bleue avec une préface intelligente du jeune écrivain valaisan Benjamin Mercerat, qui situe bien ce roman dans le contexte de l’œuvre de Ramuz.

Ce récit est aussi magnifique d’un point de vue stylistique et poétique. On a là affaire au Ramuz de la maturité avec son fameux style paysan, sa langue-geste, sa syntaxe rocailleuse, sa poésie pure et sa narration du regard.

Il était tout à fait pertinent de rééditer, un siècle plus tard, ce roman de Ramuz, dont on voit qu’il est notre contemporain essentiel.

Référence

C. F. Ramuz, La Séparation des races, Vevey, éd. de L’Aire, coll. L’Aire bleue, 2020.

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