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Folie logique

Olivier DelacrétazEditorial
La Nation n° 2159 9 octobre 2020

Je ne suis pas d’accord avec ce que vous dites, mais je me battrai jusqu’au bout pour que vous ne puissiez pas le dire.

A. Rouet, alias Jean Rüf

«Le Radical absolu», © Oleyres, 1986

Le sociologue Geoffroy de Lagasnerie, invité le 30 septembre par France Inter, s’est déclaré opposé par principe à débattre avec ceux dont les idées sont intolérables – ce qui, vu son intransigeance sectaire, risque de lui laisser fort peu d’interlocuteurs dignes de ce nom. Son intention proclamée est de reproduire un certain nombre de censures pour rétablir un espace où les opinions justes prennent le pouvoir sur les opinions injustes. Il mitraille le téléspectateur de formules mêlant les jargons sociologique et marxiste, produire des fractures, paradigmes irréconciliables, ordre de l’antagonisme, censées donner un tour «scientifique» à sa pensée belliqueuse et sommaire.

Si choquante soit-elle, cette mise à plat sans équivoque doit être saluée et gardée en mémoire. Elle dit la vérité sur la façon dont l’extrême-gauche conçoit l’usage de la liberté d’expression de ses adversaires. Ce n’est certes pas nouveau. Au début des années 1970, lors d’un débat public entre je ne me rappelle plus quel groupe extrémiste et le mouvement modéré «Uniréforme», des activistes avaient débranché le micro au moment où un représentant de cette tendance allait s’exprimer, geste cyniquement contradictoire, de la part d’individus qui ne cessaient d’en appeler au «dialogue»! Mais on sait depuis MM. Cohn-Bendit et Zisyadis que le culot est l’outil de base de l’extrême-gauchiste. L’intéressant, avec Lagasnerie, c’est qu’il ne censure pas sournoisement: il avoue, il trompette, il théorise même sa volonté de censurer.

Bien entendu, l’extrême-gauche n’est pas la seule à vouloir faire taire ses opposants. Aux yeux de tout militant révolutionnaire, la revendication de la liberté d’expression vise uniquement à déstabiliser les autorités. C’est une manœuvre efficace, et probablement jubilatoire, que de mettre les élus sur la défensive en retournant contre eux les principes libéraux dont ils se prévalent. Mais dès qu’il détient lui-même ne serait-ce qu’une parcelle de pouvoir, le révolutionnaire l’utilise pour faire taire ses adversaires. La contradiction ne le gêne en rien. Il reprend à son compte la fameuse formule attribuée au traditionnaliste Louis Veuillot, lequel s’adressait d’ailleurs lui aussi aux libéraux, mais du point de vue opposé: «Quand je suis le plus faible, je vous demande la liberté, parce que c’est votre principe; mais quand je suis le plus fort, je vous l’ôte, parce que c’est le mien.»

Lagasnerie est à la pointe de cette gauche qui ne supporte pas de voir, depuis quelques années, des essayistes à succès, français, canadiens ou romands, contester ses dogmes déconstructionnistes, égalitaires, hédonistes et dirigistes. Cette gauche, affolée à l’idée de perdre la maîtrise idéologique, de perdre la face aussi, peut-être, lors d’un débat contradictoire, recourt fébrilement à une censure tous azimuts dans les parlements, les médias, le monde académique et sur le net. Cet effort de censure s’exerce directement, par la loi, ou indirectement, par mille pressions plus ou moins explicites enjoignant aux propriétaires de journaux, aux directeurs de collège et aux recteurs d’université d’empêcher que quiconque franchisse la fameuse «ligne rouge».

Il est vrai que la déferlante des réseaux sociaux a ouvert la porte à de nouveaux abus, de nouvelles accusations fantaisistes, de nouveaux mensonges, de nouveaux complots, de nouveaux infiltrés, de nouveaux délateurs. C’est le devoir de l’Etat de cadrer ces nouveautés qui vont un peu dans tous les sens, de les interdire si elles contreviennent aux lois… et s’il le peut. Mais on constate que chacune des mesures qu’il prend, que chacune des pressions exercées à chaud dans le but de «moraliser» la vie publique restreint un peu plus la possibilité d’un débat franc sur les thèmes politiques et sociétaux un peu chauds.

Pour que le dialogue ait un intérêt, il vous faut admettre que votre interlocuteur est un esprit libre qui peut avoir raison sur un point ou sur un autre, admettre aussi que vous n’avez pas forcément raison sur tout et que, parfois, c’est justement une empoignade avec des idées intolérables qui vous permettra d’assurer, de compléter ou de rectifier vos positions. C’est l’attitude réaliste, qui consiste à mettre en premier la réalité et en second l’homme qui s’efforce de la connaître et sait d’expérience que la vérité vient souvent du choc des idées. L’idéologue fait l’inverse: Lagasnerie place son moule idéologique sur la réalité: ce qui n’y entre pas n’est que mensonge.

Comme tous les fanatiques d’une idéologie, il prétend que la sienne donne une explication complète, parfaite et définitive de la réalité. Le débat ne peut avoir lieu que sur la manière la plus efficace de l’imposer à tous. Les idées qui la contredisent, ou simplement qui prétendent se développer en dehors de son paradigme, sont objectivement fausses et n’ont objectivement aucun intérêt. Tout au plus peuvent-elles égarer les esprits faibles et les incultes. L’idéologue se trahirait lui-même s’il attendait un quelconque apport positif d’une confrontation avec ces idées. L’idéologie est une folie logique, Lagasnerie s’y plie logiquement.

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